Elia face à la révolution des réseaux électriques

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Le gigantesque chantier du renforcement des lignes, des chaînons manquants et des interconnexions est programmé. Un défi majeur pour le gestionnaire, entre le départ de son CEO, des riverains à convaincre et un financement à assurer. Or, il y a urgence.

Pas moins de 80 millions de kilomètres de réseau électrique devront être construits dans le monde d’ici 2040, soit l’équivalent du réseau existant aujourd’hui. Pour y arriver, les investissements devront doubler d’ici 2030 et atteindre 600 milliards de dollars annuels, alors que les montants avaient tendance à stagner. Ce vaste chantier devrait permettre de répondre à une demande en électricité appelée à exploser: voitures électriques, pompes à chaleur, besoins de l’industrie, etc.

Certains rapports donnent le vertige et permettent de mesurer l’ampleur de la révolution énergétique nécessaire pour décarboner la société à l’horizon 2050. C’est assurément le cas de ces chiffres contenus dans le document publié mi-octobre par l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Il calcule un choc dont tout le monde n’a pas pris la mesure. “De façon alarmante, les pays en voie de développement, à l’exception de la Chine, ont connu un déclin dans ces investissements ces dernières années, regrette l’AIE. Les pays développés ont décidé d’investissements importants, mais cela doit être accéléré.”

Un ambitieux plan fédéral

En Belgique, la révolution est en route. Mais elle ne se fera pas sans heurts. Dans notre pays, c’est Elia qui est en charge de ce chantier tentaculaire. Le gestionnaire du réseau a publié cette année un volumineux plan de développement fédéral: ce document de 208 pages énumère les innombrables chantiers nécessaires pour répondre aux besoins futurs.

Pour la première période 2023-2027, l’investissement s’élèvera à 7,2 milliards d’euros, pas moins. Avec des défis à la hauteur de cette mission: un timing à respecter, des oppositions à surmonter, un financement à assurer. Le tout avec un changement de CEO (Chris Peeters quittera ses fonctions ce 30 octobre) et une recapitalisation à venir.

“Nous sommes dans une période charnière que l’on peut qualifier d’historique.”

“Nous sommes dans une période charnière que l’on peut qualifier d’historique, souligne Jean Fassiaux, porte-parole d’Elia. Les défis sont nombreux. C’est à la fois passionnant et vertigineux. On parle en effet de chantiers d’envergure et d’investissements importants. Mais les procédures sont déjà entamées depuis quelques années et tout se met en place pour concrétiser ce plan.”

Jean Fassiaux
Jean Fassiaux © PG

Le réseau existant doit être renforcé pour absorber l’augmentation conséquente de la consommation. Mais ce n’est pas tout. Elia doit combler les chaînons manquants avec deux infrastructures à haute tension pour véhiculer l’apport émanant de l’éolien offshore: Ventilus en Flandre et la Boucle du Hainaut en Wallonie.

En effet, l’ambition des pays qui la bordent consiste à faire de la mer du Nord la principale centrale électrique d’Europe. La Belgique mise fortement sur la création d’une île artificielle, baptisée Princesse Elisabeth, qui servira de hub énergétique pour les éoliennes. Les essais sont en cours, notamment en matière de sécurité, et le chantier devrait débuter l’année prochaine. Ce sera une première mondiale.

En vue d’un approvisionnement à 100% renouvelable à l’horizon 2050, la Belgique ne se suffira pas à elle-même: Elia doit également veiller à des interconnexions avec les pays voisins (Allemagne, Danemark, Royaume-Uni…). L’Europe de l’énergie est en marche, mais elle aura un coût.

Rapidité et… CEO à remplacer

Une certitude: il n’y a pas de temps à perdre si l’on veut éviter les coupures. “La sous-estimation des tendances dans la société ainsi que l’investissement insuffisant dans l’infrastructure peuvent avoir des conséquences néfastes, une réalité que subissent actuellement les Pays-Bas, souligne Chris Peeters. Le ministre néerlandais de l’Energie et du Climat, Rob Jetten, a déclaré l’été dernier dans le journal Trouw que son gouvernement avait été pris au dépourvu par la croissance rapide des flux d’énergie éolienne et photovoltaïque et la demande électrique en hausse.”

Chris Peeters
Chris Peeters © belga image

Le ministre néerlandais a dû constater mi-octobre que le réseau électrique local était au bord de la saturation dans toutes les provinces, enjoignant les entreprises à moins consommer aux heures de pointe. Le problème devrait persister jusqu’en… 2030. Pas question d’avoir le même problème en Belgique. “Grâce à ce Plan de Développement fédéral 2024-2034, nous tâchons d’anticiper pleinement la demande urgente qui consiste à rendre notre politique énergétique plus indépendante, résiliente et durable, insiste Chris Peeters. Nous tenons compte au maximum des conséquences attendues liées à l’ambition toujours croissante en matière d’intégration des énergies renouvelables et aux plus grands plans d’investissement de notre industrie.”

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Chris Peeters ne sera toutefois pas là pour accompagner l’exécution de ce plan: il a accepté un nouveau défi, périlleux, en reprenant la direction de bpost. “Catherine Vandenborre, qui était jusqu’ici CFO de l’entreprise, assurera l’intérim et la continuité”, rassure Jean Fassiaux. Le nouveau CEO devrait être connu d’ici la fin de l’année et le cahier des charges ambitieux devrait permettre de trouver un profil à la mesure, dit-on au sein d’Elia. Il n’empêche: voilà l’entreprise sans capitaine à un moment stratégique.

Surmonter les oppositions

L’entreprise doit en outre obtenir des permis en tous genres et convaincre les riverains de l’importance de cette électrification démultipliée. Tout en rassurant sur les effets des lignes à haute tension sur la santé, quitte à adopter des formules alternatives plus coûteuses. Ce n’est pas rien.

L’exemple de la Boucle du Hainaut est édifiant. Ce parcours de plus de 80 kilomètres au cœur de la campagne suscite une fronde citoyenne importante dont les politiques doivent tenir compte. Le gouvernement wallon a lancé les procédures au début de cette année mais l’étude d’incidence pourrait changer la donne et l’alternative proposée par les riverains, qui consiste à utiliser une nouvelle technologie et à enfouir les lignes dans le sol, ne serait pas complètement écartée.

“Nous attendons les résultats de l’étude, explique Marie Reman, porte-parole de l’ASBL Revolht qui fédère les citoyens s’opposant à la Boucle du Hainaut telle qu’elle est envisagée. Mais en attendant, Elia vient déjà frapper à la porte des agriculteurs pour obtenir leurs terrains, signer un contrat et proposer des dédommagements. Le politique a temporisé en vue des élections mais le signal envoyé à Elia est visiblement: allez-y!”

Un milliard d’euros aurait été prévu pour payer ces dédommagements, un montant qui vaudrait à la fois pour Ventilus au nord et pour la Boucle au sud. C’est ce que l’indiscrétion d’un politique a révélé. “Le cadre a été déterminé, il doit encore être analysé pour déterminer le coût”, dit-on chez Elia, qui refuse de confirmer ce montant. “Je ne peux pas accepter que l’on achète la santé de nos enfants, de nos petits-enfants et des générations futures”, s’indigne Marie Reman. Le bras de fer se poursuit.

Les alternatives souhaitées par les riverains auraient, quant à elles, un coût supplémentaire important, dénonce l’opérateur. Dans sa demande de permis, Elia n’a pas prévu d’alternative sous forme d’enfouissement des lignes. L’ASBL Revohlt a déposé en mai dernier deux recours, dont un en annulation au Conseil d’Etat. C’est dire combien le chemin risque d’être encore escarpé.

Assurer le financement

Pour faire face à ce défi, Elia doit également envisager une recapitalisation car l’ampleur des coûts est gigantesque et risque bien d’exploser dans un contexte économique compliqué en raison de la hausse des taux et l’engorgement de certaines chaînes d’approvisionnement. Pour ne prendre que l’exemple de l’île Princesse Elisabeth, son coût a récemment été revu à la hausse, passant à 3,566 milliards, soit 1 milliard de plus que prévu initialement.

Voilà pourquoi en décembre, Elia devrait annoncer une recapitalisation d’envergure. L’Etat fédéral consolidera sa participation. La Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), son bras armé financier, interviendra dans l’actionnaire de référence de l’entreprise, Publi-T, afin de préserver ses parts. Publi-T regroupe les participations des communes et des intercommunales dans le gestionnaire du réseau. D’autres investisseurs privés devraient participer à cette quête d’argent frais. Le montant de 2 milliards d’euros a été cité.

“En fin de compte, c’est le contribuable qui payera”.

Damien Ernst, professeur à ULiège et spécialiste des réseaux, met en garde depuis des années sur les montants colossaux nécessaires à la mise à niveau des réseaux. “Il y a déjà eu une augmentation de capital d’Elia de 600 millions en 2022, rappelle-t-il. Mais dans les réseaux, le gros problème, c’est qu’il y a beaucoup de capex (“capital expenditure”, du matériel immobilisé, Ndlr). A partir du moment où l’on arrive dans une période de taux d’intérêt très élevés, cela devient difficile de trouver du capital. Il ne faut pas oublier qu’Elia est un monopole régulé. En d’autres termes, le régulateur veille à ce qu’il ne fasse pas trop de bénéfices. Tant que cela reste comme ça, attirer des investisseurs est compliqué dès lors que les bons d’Etat rapportent davantage.”

Damien Ernst
Damien Ernst © BELGA IMAGE

Les coûts, confirme Damien Ernst, vont augmenter. “Dans la transition énergétique, nous sommes dans un marché de vendeurs: ce sont eux qui fixent les prix. Il y a eu une très forte hausse ces derniers temps et le coût du chantier de l’île en mer du Nord a explosé. Dans certains pays, on remet même ces investissements en question.”

Sa conclusion est sans appel: “En fin de compte, c’est le contribuable qui payera”. Elia, pour sa part, insiste: “Si on ne fait pas ces investissements dans les temps, cela nous coûtera bien plus cher par la suite. Cette évolution majeure s’accompagnera d’un effort majeur sur la flexibilité du réseau afin que le paradigme change: grâce aux technologies et aux applications, la consommation va désormais s’adapter à la production.” L’avenir de la planète est au prix de cette ambition.

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