Devoir d’inventaire

Voici un livre qui ne laisse pas indemne. La formule pourrait sembler usée, galvaudée. Et pourtant, Valeria Luiselli, Mexicaine installée aux Etats-Unis, parvient dans ses Archives des enfants perdus à bouleverser ses personnages, sa propre mission d’autrice et, par conséquent, nous, lecteurs.

Point de départ : une famille recomposée décide un été de quitter New York pour se lancer dans une nouvelle vie. Elle et lui, les parents, se sont connus lors d’un projet de documentation sonore sur la ville. A la complicité des journées de travail est venue s’ajouter la passion des nuits et de l’affection. Leur amour devenant durable, ils ont décidé de se marier et de former avec le rejeton de chacun – lui ayant un fils, elle une fille -, une famille, leur ” chaos ” devenant ainsi ” cosmos “. Unis, ils ont donc d’initiative commune pris la route du Sud et de l’Ouest. Il a l’intention d’aller capter de son micro ce qu’il reste aujourd’hui de la culture apache, obnubilé qu’il est depuis des mois par les destins des chefs Geronimo ou Cochise, les combattants de l’indépendance de ces Native Americans qui ont été massacrés par les jeunes Etats-Unis. Elle, journaliste, enquête sur le sort réservé aux enfants réfugiés à la frontière mexicaine. Elle se donne pour mission secondaire – à moins que celle-ci ne devienne principale – de retrouver la trace des deux petites filles d’une amie originaire d’Amérique centrale qui ont disparu des registres de l’immigration.

Un réfugié, c’est quelqu’un qui attend

Alors que leur trajet ne fait que commencer, ces objectifs semblent encore bien lointains. Devant eux, à quatre dans une voiture, s’étire une longue route toute droite. C’est notre narratrice qui prend soin de mettre à distance ce qui pourrait faire imploser ce noyau familial, autrefois si uni, mais que les lignes de fracture traversent à mesure qu’ils approchent de leurs destinations. Alors pour mieux ne pas en parler, on décortique l’Amérique que l’on traverse – Virginie, Caroline, Texas,… ” Je suis consciente, tandis que nous parcourons les longues routes solitaires de ce pays – un paysage que je vois pour la première fois – que ce que je vois n’est pas tout à fait ce que je vois. ” Surgissent alors les images des grands reporters et artistes de l’Amérique : Robert Frank, Walker Evans… Ce pays de cocagne, cabossé et imparfait, remplit le journal de bord tenu par la mère, à la fois inquiète de l’avenir de son couple et de ces enfants perdus, et qui apparaît au fil de ses courts chapitres comme des notes d’un inventaire d’une vie qui va disparaître. ” Documenter, ça signifie juste recueillir le présent pour la postérité “, répond-elle à sa fillette. Les questions et les jeux des enfants assis à l’arrière de la voiture, les silences qui séparent peu à peu les deux époux, les paysages et personnages qui défilent inspirent pensées et divagations littéraires, référencées ou fictives mais éminemment parlantes.

L’autrice d’ Histoire de mes dents et de Raconte-moi la fin nous livre ici un récit fort où se mêlent l’intime et l’universel, où le roman ne cesse de brouiller ses limites avec le documentaire. Le souci du détail devient le moteur du questionnement profond de la narratrice, son inquiétude, sa mélancolie mais aussi une certaine idée de la combativité. L’essai sur l’Amérique devient dans sa deuxième partie une métaphore à la voix d’enfant. La parole change alors de point de vue, et ses lignes sur l’enfance, sur le temps qui passe, sur la nécessité de garder trace de ce que l’on vit, sur ce qui reste en définitive, valent autant que les enjeux des personnages.

Valeria Luiselli, ” Archives des enfants perdus “, éditions de l’Olivier, 480 pages, 24 euros.

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