Bertrand Piccard: “Mon coup de gueule contre le défaitisme!”

Bertrand Piccard et Raphaël Dinelli, son futur copilote, et la maquette en bois grandeur nature du "Climate Impulse" qui sera construit aux Sables d’Olonne, en Vendée. © PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Après ses tours du monde en ballon et en avion solaire, Bertrand Piccard prépare une nouvelle exploration à bord d’un appareil à hydrogène vert. Une façon de démontrer que l’on peut décarboner l’aviation au lieu de l’interdire, assure-t-il. Et une nouvelle manière de plaider en faveur des solutions pour lutter contre le changement climatique.

Bertrand Piccard est un pèlerin de l’atmosphère. Depuis des années, il multiplie les tours du monde pour démontrer que des solutions existent pour lutter contre le réchauffement climatique. Après avoir parcouru le globe en ballon, puis à bord d’un avion solaire, le voilà parti pour une nouvelle exploration: un tour du monde sans escale à bord d’un avion à hydrogène vert, prévu pour 2028. Nom de code: Climate Impulse. Débordant d’énergie, il raconte à Trends-­Tendances les détails de cette nouvelle aventure passionnante. Mais ce n’est pas une expédition pour le seul plaisir de voyager: c’est une démonstration de plus que des solutions existent pour décarboner le planète. Bertrand Piccard est donc, aussi, un pèlerin de l’optimisme qui entend démontrer aux éco-anxieux et aux grincheux qu’ils se trompent. Et son enthousiasme est communicatif.

TRENDS-TENDANCES. Bertrand Piccard, vous redevenez explorateur avec ce projet “Climate Impulse”, huit ans après le tour du monde réussi avec votre avion solaire, le “Solar Impulse”.

BERTRAND PICCARD. Oh, je n’ai jamais vraiment arrêté. Tout le travail mené avec la Fondation Solar Impulse à la recherche de solutions concrètes et applicables dès aujourd’hui pour lutter contre le réchauffement climatique, c’était également de l’exploration.

Mais cette nouvelle exploration à bord d’un avion à hydrogène est une nouvelle page extraordinaire que vous allez écrire, non?

Oui, c’est vrai. C’est mon coup de gueule contre le défaitisme! Je vois trop de gens affirmant qu’il n’y a pas d’avenir et que le monde est foutu. L’éco-anxiété devient trop présente. Il est temps de remettre un peu d’espoir, de développer des actions et de mettre les solutions au centre du débat. Pour cela, il est important de montrer que des choses a priori impossibles peuvent être possibles.

“Climate Impulse”, avec l’hydrogène, s’inspire directement de “Solar Impulse” avec le solaire?

En réalité, l’avion solaire était plutôt de l’ordre du symbolique. J’ai toujours dit qu’avec Solar Impulse, on ne transporterait pas des passagers, mais bien des messages. C’était le symbole de ce que l’on pouvait atteindre à une époque où, il faut bien s’en rappeler, l’énergie solaire était anecdotique. Quand j’ai commencé à travailler au projet en 2002, l’électricité photovoltaïque coûtait 40 fois plus cher qu’aujourd’hui. Peu de monde y croyait. Le projet de Climate Impulse, en revanche, est beaucoup plus concret. Le but, c’est bien de transporter des passagers et de révolutionner l’aviation. Grâce à l’hydrogène vert, on pourra décarboner un grand nombre de secteurs qui étaient difficiles à décarboner jusqu’ici.

Les applications de l’hydrogène deviennent concrètes: le port d’Anvers a récemment inauguré le premier remorqueur du monde fonctionnant à l’hydrogène vert…

Oui, c’est formidable. Tout ce qui est trop lourd pour avoir des batteries peut bénéficier de cette énergie. L’hydrogène est une solution importante pour l’avenir. Pour autant qu’il soit vert bien sûr, sinon cela n’a pas de sens.

Comment préparez-vous cette nouvelle exploration qui représente, tout de même, un défi technologique?

Avant d’oser l’annoncer, il y a déjà eu deux ou trois ans d’études de faisabilité, de calculs énergétiques, de conceptions aérodynamiques… Pour cela, nous avons eu le soutien de grands constructeurs aéronautiques comme Airbus et Daher. C’était précieux, car leurs conseils nous ont permis d’améliorer le projet et de démontrer que c’était réalisable. Maintenant, nous avons signé le premier gros partenariat commercial avec Syensqo, la spin-off de Solvay orientée vers les matériaux du futur. Solvay m’avait déjà énormément aidé avec Solar Impulse, c’est formidable que Syensqo poursuive ce soutien.

Quand votre avion à hydrogène verra-t-il le jour?

La construction a commencé dans l’atelier de Raphaël Dinelli, un navigateur français, ingénieur en matériaux composites. Nous nous sommes associés dans ce projet et nous volerons ensemble. Deux années sont prévues pour la finalisation de l’avion, puis deux années pour les tests. En 2028, nous espérons donc être prêts pour faire le tour du monde sans escale.

En combien de temps?

C’est prévu en neuf jours. L’avion est vraiment construit autour des deux grands réservoirs d’hydrogène liquide. Cet hydrogène doit être conservé à -253 °C. Cela doit donc être extrêmement bien isolé. Chaque fuselage contient un réservoir, une pile à combustible, un moteur électrique et une hélice. Le principe, c’est qu’il y a toujours un peu d’hydrogène liquide qui s’évapore, ce que l’on appelle le “boiler”, et qui passe dans une pile à combustible pour redonner de l’eau et de l’électricité. C’est cela qui alimente les moteurs électriques.

Il est possible d’imaginer des avions gros porteurs volant avec cette énergie-là?

Oui. Airbus travaille sur des moyens courriers, d’environ 150 passagers. On ne voit pas encore aujourd’hui comment on pourrait faire un Bruxelles-New York ou un Bruxelles-Los Angeles à l’hydrogène, mais il faut commencer par ce que l’on peut faire. Quand l’avion des frères Wright a commencé à voler en 1903, on se disait que l’on ne traverserait jamais un océan avec un avion. Tous les paradigmes ont changé, les technologies se sont améliorées, les processus ont été modifiés, jusqu’à l’aviation commerciale démocratisée telle que nous la connaissons. Il s’agit désormais de faire un nouveau cycle, mais de manière propre.

Ma démarche, c’est aussi une manière de répondre à ceux qui ont envie d’interdire l’aviation. Avant de le faire, essayons déjà de la décarboner ! Si on y arrive, cela démontrera que cela ne sert à rien de l’attaquer.

Supprimer l’aviation, ce serait un choix qui raccourcit le monde, non?

Absolument. Et il faut aussi reconnaître que seule l’Europe s’attaque à l’aviation et que même si elle se tire une balle dans le pied en l’interdisant, le reste du monde continuera à voler. Bien des pays ne demandent qu’une seule chose: se développer avec une qualité de vie comparable à la nôtre. Nous devons vraiment tout mettre en œuvre, de notre côté, pour décarboner l’aviation.

Vous parlez d’un cri du cœur contre les défaitistes. Mais c’est aussi, pour vous, le retour à l’excitation de l’exploration?

Dans un projet ou dans la vie, il y a deux choses importantes: l’excitation et l’utilité. Si c’est uniquement excitant, cela peut être égoïste. Si c’est uniquement utile, cela peut être ennuyeux. Moi, j’aime quand ce sont les deux à la fois. Ce projet remplit toutes les conditions pour cela.

On dit aussi que l’important, c’est le chemin qui mène à cette aventure excitante?

On apprend beaucoup en chemin, c’est vrai. Je m’en suis rendu compte tant à travers le projet Breitling Orbiter, le premier tour du monde en ballon sans escale réussi il y a exactement 25 ans, qu’à travers Solar Impulse. J’ai appris la patience, la persévérance et la remise en question. A chaque problème rencontré, il fallait changer nos stratégies, nos technologies, nos solutions, parfois même changer d’équipage. C’est comme cela que j’ai fini par réussir. Si j’avais continué en ligne droite depuis le début, jamais je n’y serais arrivé. Il faut s’adapter aux imprévus, changer d’altitude, lâcher le lest de nos certitudes…

Ces projets sont une source d’inspiration pour l’humanité: c’est ce que nous devons être, persévérants…

Oui, bien sûr, c’est pour cela que je suis contre ce défaitisme qui fait penser à certains qu’il n’y a pas d’avenir, qu’il ne faut plus avoir d’enfants parce que le monde va nulle part, qu’il ne faut plus aller à l’école parce que cela ne sert à rien d’apprendre quoi que ce soit… Non, au contraire, nous avons besoin de tout le monde pour changer de cap et passer de cette société inefficiente, archaï­que, polluante et hyper-consommatrice à une société nouvelle efficiente, sans gaspillage, avec des énergies renouvelables, de l’économie circulaire… C’est enthousiasmant de travailler pour cet objectif. C’est un vrai travail de pionnier.

Nous som­mes à un moment charnière pour nos économies avec, en Europe, des craintes exprimées par les agriculteurs et les industriels, notamment face aux contraintes environnementales. Qu’en pensez-vous?

C’est pour cela que nous avons publié un manifeste intitulé Europe 3.0 : moderniser pour réussir. Cela part de cette observation que nous sommes au milieu du gué. Il y a, d’une part, ceux qui disent que l’on ne va pas assez vite, qu’il faut détruire le système et entrer dans une décroissance, lutter contre l’industrie. Et en face, vous avez ceux qui pensent, dans l’économie ou l’industrie, que l’écologie est sacrificielle, pénalisante, chère et qu’il faut s’y opposer. Moi, je pense que les deux ont tort. La seule manière d’augmenter la compétitivité de l’Europe et le pouvoir d’achat des citoyens, c’est précisément de mettre en place cette modernisation à travers l’efficience pour arrêter de gaspiller, pour mettre en place de nouveaux secteurs industriels et ouvrir de nouvelles opportunités d’affaires. Les énergies renouvelables permettent d’avoir des prix moins élevés que les sour­ces fossiles et d’augmenter l’autonomie stratégique de l’Europe. Quand on voit les avantages de toutes ces solutions, il n’y a plus de raison de s’opposer. Cela peut satisfaire les écologistes avec la protection de la nature, les socialistes avec la justice sociale et le centre-droit avec la création d’emplois. Et on a même de quoi satisfaire ceux qui sont plus à droite encore et qui réclament une plus grande souveraineté énergétique.

Que dites-vous aux agriculteurs qui se disent prêts à évoluer mais qui se plaignent de devoir respecter des normes européennes trop importantes alors que les autres continents n’ont pas les mêmes scrupules?

Je réponds aux agriculteurs qu’ils ont 100% raison! Je les comprends totalement. On a aujourd’hui des obstacles administratifs qui sont énormes. Et pas seulement pour l’agriculture: c’est aussi le cas pour le développement de nouveaux projets d’énergies renouvelables, il faut huit ou dix ans pour en finaliser un. En Suisse, on doit surélever des barrages pour assurer l’indépendance énergétique en hiver avec l’hydroélectrique, mais il faut 20 ans pour le faire. C’est ahurissant!

“Je vois trop de gens affirmant qu’il n’y a pas d’avenir et que le monde est foutu. L’éco-anxiété devient trop présente.”

Je suis d’accord avec les agriculteurs: il faut que l’on simplifie les procédures administratives et que l’on ait une égalité de traitement entre les Européens et ceux qui exportent les produits vers l’Europe. Mais il faut aussi permettre aux agriculteurs de combiner agriculture et production énergétique parce que c’est cela qui va augmenter leurs revenus! L’agrivoltaïsme permet à la fois de protéger les cultures de la sécheresse et de la pluie tout en produisant de l’énergie photovoltaïque. Cela permet d’augmenter le rendement agricole tout en générant une autre source de revenus.

Le “Climate Impulse” sera doté de deux grands réservoirs d’hydrogène liquide, qui doit être conservé à -253 °C.

Ce faisant, on tient compte des deux combats que l’on doit mener de pair: lutter contre le changement climatique et s’adapter face à ses impacts?

C’est une double réponse, absolument. Il faut aider les agriculteurs, les entrepreneurs et les pouvoirs publics à investir. Tout cela est rentable, mais cela nécessite un investissement initial. Ce n’est pas un coût.

En d’autres termes, il faut octroyer des prêts avec un remboursement sur le gain effectué?

Exactement, vous avez tout compris. Cela doit être mis en œuvre à grande échelle. Avec la Fondation Solar Impulse, nous militons pour cela.

Ce message est-il entendu?

Nous avons publié ce manifeste mi-février, cela fait un peu plus d’un mois. J’ai déjà rencontré plusieurs directeurs généraux de la Commission européenne: ils acceptent très bien cette vision. Désormais, il faut passer du très bon accueil à la très bonne mise en œuvre.

“Les énergies renouvelables permettent d’avoir des prix moins élevés que les sources fossiles et d’augmenter l’autonomie stratégique de l’Europe. Quand on voit les avantages de toutes ces solutions, il n’y a plus de raison de s’opposer.”

Mais nous sommes à une époque où l’on reparle de la nécessité de réaliser des économies budgétaires importantes. Ce chemin permet-il de préserver cette rigueur?

L’austérité budgétaire doit concerner les dépenses structurelles. Il est évident que l’on ne doit pas dépenser plus que ce que l’on gagne, faute de quoi on appau­vrit le pays. Par contre, on peut emprunter pour investir en veillant à ce que ce soit économiquement rentable. Nous avons des infrastructures aujourd’hui parce que nos prédécesseurs ont investi il y a 50 ans de cela. Sans eux, nous n’aurions pas de routes, pas de tunnels, pas d’hôpitaux, pas d’écoles… C’est évident qu’il faut continuer à investir, mais dans ce qui est rentable et écologique en même temps.

Ce parcours, c’est votre énergie vitale?

Complètement. Mes deux activités se renforcent l’une l’autre. Climate Impulse, c’est un porte-drapeau de l’action climatique, pour attirer l’attention sur la nécessité d’agir. Et ce manifeste, c’est la description de ce qu’il faut faire. Quant à la Fondation Solar Impulse, elle montre comment le faire à travers plus de 1.500 projets concrets. Nous avons des partenaires qui nous soutiennent dans cette appro­che et Ilham Kadri (la CEO de Syensqo, Ndlr) est une femme formidable en ce sens.

Ces projets vous permettent de rester jeune…

La passion préserve, oui. Mais ce qui conserve jeune, c’est plus que cela: c’est rester en contact avec l’enfant d’autrefois, son enthousiasme, ses rêves et cette idée que l’on peut tout réaliser si on s’y prend bien. Il ne faut pas polluer son enfant extérieur avec du scepticisme ou du défaitisme.

Profil

• 1958: naissance à Lausanne, le 1er mars
• 1999: premier tour du monde en ballon avec le Bretiling Orbiter
• 2016: tour du monde à bord d’un avion solaire, le Solar Impulse, et création d’une fondation proposant des solutions concrètes contre le changement climatique
• 2028: date prévue pour le tour du monde avec l’avion à hydrogène Climate Impulse

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