Comment Shein, Decathlon et Kiabi transforment leurs invendus en réductions d’impôts

Paradoxal mais légal. Grâce à une disposition de la loi anti-gaspillage entrée en vigueur en 2022 en France, des géants du textile comme Shein, Decathlon ou Kiabi peuvent transformer leurs invendus en réductions fiscales lucratives. Une enquête menée par Disclose en partenariat avec Reporterre révèle comment ces entreprises s’appuient sur un mécanisme initialement conçu pour lutter contre le gaspillage, mais aujourd’hui massivement détourné.
Depuis 2022, en France, la loi interdit aux enseignes de détruire leurs invendus non alimentaires, les obligeant à les recycler, à les vendre à prix cassés ou à les donner à des associations. En contrepartie, une réduction d’impôt de 60 % de la valeur des biens donnés est accordée, dans la limite de 20.000 euros ou 0,5 % du chiffre d’affaires annuel.
Mais en pratique, ce dispositif est exploité au-delà de son esprit d’origine. Une enquête de Disclose et Reporterre, qui s’appuie sur des documents internes et l’analyse d’une dizaine de rapports d’entreprises, cite l’exemple de Shein, le mastodonte chinois de la fast fashion, capable de produire un pantalon pour moins d’un euro. Revendu 12 euros sur son site, ce même pantalon est déclaré à cette valeur lors de dons à des associations, ce qui permet à l’entreprise de déduire jusqu’à 7,20 euros par article de ses impôts.
Même logique pour Decathlon ou Kiabi, dont les dons massifs leur ouvrent la porte à des réductions fiscales de plusieurs millions d’euros. Selon l’enquête, certaines entreprises vont jusqu’à valoriser des articles en dépit du bon sens, parfois sans même prouver leur réelle distribution à des bénéficiaires.
Un transfert massif de la gestion des déchets vers les associations
D’après un tableau obtenu par Disclose, Decathlon a ainsi pu bénéficier de 709.000 euros d’avoirs fiscaux, en 2024, pour 1,18 million d’euros de produits invendus donnés via Comerso, une société spécialisée dans la lutte contre le gaspillage. Le slogan de cette entreprise qui relie les marques et les associations : « Vos invendus ont de la valeur. » Dont acte : la ristourne fiscale reversée à Decathlon, propriété de la richissime famille Mulliez, a presque triplé entre 2021 et 2024, toujours selon ce document interne. « En 2023, ces dons en nature équivalent à 0,01 % du CA de Decathlon France », relativise la marque auprès de Disclose.
Au-delà du gain fiscal, ces dons représentent un transfert massif de la gestion des déchets vers les associations. Des structures comme Emmaüs ou la Croix-Rouge reçoivent des vêtements en quantités industrielles, souvent neufs mais difficilement revendables, et doivent supporter les coûts logistiques de tri, de stockage, voire d’élimination. « On se retrouve à devoir gérer un surplus que nous n’avons pas demandé, parfois sans la moindre utilité pour les bénéficiaires finaux », déplore un membre d’une association cité dans l’enquête. Une autre association accumule les stocks de vêtements sur un parking, à l’air libre. « En mars dernier, on a dépensé 8 000 euros pour enfouir 10 tonnes à la déchetterie », révèle une responsable du secteur. Et quand les structures ne peuvent pas assumer ces coûts, ce sont les collectivités locales qui prennent le relais, aux frais du contribuable.
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Une opportunité…pour les mauvais élèves
Cette faille dans la loi profite en priorité aux marques de fast fashion, qui produisent à bas coût, en quantités gigantesques, avec des taux d’invendus structurellement élevés. Les marques éthiques ou locales, aux cycles de production plus courts et mieux calibrés, ne peuvent rivaliser sur ce terrain fiscal.
Le plus inquiétant ? La pratique est parfaitement légale, met en lumière l’enquête de Disclose. Elle repose sur la base déclarative des dons et des valorisations. Tant qu’aucun contrôle strict ne vient encadrer les montants déclarés, le système continuera à récompenser la surproduction, avance le média. Ce contournement de la loi anti-gaspillage pose une vraie question de fond : comment éviter que des dispositifs écologiques soient détournés à des fins purement comptables ? La réponse pourrait venir d’un encadrement plus strict des valorisations des biens donnés, ou d’un plafonnement plus contraignant des réductions fiscales. D’autres plaident pour une responsabilisation accrue des entreprises sur la gestion de leurs invendus, via des contributions financières au recyclage ou une taxation des stocks non écoulés.
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