Coffres-forts à prix d’or

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Fondée par deux amis d’enfance, la société autrichienne Buben & Zörweg fabrique en Allemagne des meubles sécurisés pour des familles royales, des grands patrons, des stars du sport et du showbiz. Visite avec son designer en chef.

Le chauffeur de notre taxi n’est visiblement jamais venu jusque-là. Il est vrai que les routes se font de plus en plus étroites à mesure que nous nous éloignons de Pforzheim en direction d’Ölbronn-Dürrn, qu’on imaginait petite ville et qui s’apparente plus, au final, à un village. Le regard collé à Google Maps, le conducteur zigzague entre des ruelles désertes avant de s’arrêter devant ce qui est, d’évidence – dessins d’enfants aux fenêtres, tableaux d’instituteur au mur -, une école primaire. Or, nous sommes censés visiter, ce matin, la manufacture de Buben & Zörweg, fabricant de coffres-forts d’exception. Nous serions-nous lamentablement trompés d’adresse ?

Le produit doit composer une symphonie des sens, flatter la vue, l’ouïe, le toucher.

En fait, non. Derrière un camion stationné devant l’entrée du bâtiment apparaît le sigle de l’entreprise. Un employé confirme que ” Herr Hagmann va bientôt arriver . Eberhard Hagmann est le designer qui a transformé une petite PME autrichienne spécialisée à l’origine dans les boîtiers de montres de luxe et les tourne-montres, ces présentoirs qui font tourner les garde-temps automatiques, en un fabricant de meubles sécurisés de prestige.

Des coffres à plusieurs centaines de milliers d’euros, personnalisables à l’envi, de manière à pouvoir se fondre dans le mobilier des palais du Golfe et des penthouses de Manhattan, de Singapour ou de Shanghai. L’entreprise a même déjà fourni une pièce entière sécurisée pour abriter quelque 1.000 montres. Coût de l’opération : plus de 1 million d’euros.

On lui a demandé d’élaborer des écrins pour des armes rares, des manuscrits d’oeuvres fameuses, des vases Ming, une antiquité qui valait plus de 50 millions d’euros. Même une guitare Gibson ayant appartenu à Jimi Hendrix – mais il a fallu prévoir un système de contrôle de température et d’humidité, tout comme pour les bouteilles de vin exceptionnelles. ” Ils sont parmi les tout meilleurs dans le secteur, voire les meilleurs, nous a-t-on assuré chez l’un de ses distributeurs, à Paris. Ils proposent un très bel équilibre entre le travail artisanal et l’objet technique. Le soin apporté au produit le rend très reconnaissable. ”

Parmi les clients, des familles royales

En 2016 et 2018, la société de conseil EY a inclus la manufacture Buben & Zörweg dans sa liste bisannuelle des 30 marques de luxe allemandes de premier plan, aux côtés de Porsche, Montblanc, Leica et Bulthaup. D’une extrême discrétion, n’ayant jamais fait la moindre publicité – ” Le message, c’est le produit “, nous explique Eberhard Hagmann sur le ton de l’évidence – , le fabricant de coffres n’était pas à l’origine sur le radar d’EY, et a donc décidé de déposer sa candidature pour faire partie du classement. L’évaluation multicritère s’est révélée positive : ” Si ce genre de produits n’est pas du luxe, alors quoi ? “, demande au téléphone Xenia Abrosimowa, qui calcule chez EY la performance des marques.

Eberhard Hagmann et ChristIan ZÖrweg, cofondateur de la manufacture.
Eberhard Hagmann et ChristIan ZÖrweg, cofondateur de la manufacture.

Dans la salle d’expédition de l’entreprise, les étiquettes attestent un succès mondial : des cartons sont en partance pour la Turquie, l’Arabie saoudite, la Russie… Parmi les clients, des familles royales, dont celle de Thaïlande, et plusieurs du Moyen-Orient, des patrons de multinationales, des oligarques russes, des sportifs de haut niveau comme Michael Schumacher, des stars du spectacle (et de la politique) comme Arnold Schwarzenegger.

Ce dernier est né dans un petit village près de Graz, deuxième ville d’Autriche et capitale de la Styrie, qui est aussi la région d’origine de Harald Buben et Christian Zörweg. Les deux cofondateurs étaient déjà meilleurs amis à l’âge de 10 ans. Sur la route de leur école de Gröbming, dans l’écrin idyllique de la vallée de l’Enns, un affluent du Danube, ils rêvaient de parcourir le monde. Après le bac, ils partent ensemble en Australie où ils atterrissent, sans préméditation, à Coober Pedy, qui se trouve être la capitale de l’opale. Les deux jeunes hommes, animés par un précoce esprit d’entreprise, commencent à exporter ces gemmes vers leur pays natal.

De retour en Autriche, ils poursuivent des études supérieures mais ne perdent jamais de vue leur business, qui les met en contact avec des fabricants de montres de luxe. Ils fondent Buben & Zörweg en 1995 pour produire des boîtiers et des emballages, puis des tourne-montres. Les montres automatiques, qui tirent leur énergie des mouvements du poignet, doivent, pour être parfaitement conservées, fonctionner constamment. Si elles restent immobiles, leurs huiles peuvent se figer et le mouvement se gripper. D’où l’intérêt des tourne-montres, qui permettent de choisir leur vitesse de rotation.

Un marché du luxe en pleine croissance

Buben & Zörweg va beaucoup profiter de l’essor spectaculaire du marché des garde-temps de collection. Une vente organisée en 1989 pour célébrer les 150 ans de la marque Patek Philippe a vu des objets partir à des prix jamais atteints jusque-là. Ce n’était qu’un début. A partir des années 2000, les montres forment une composante du marché de l’art. La Rolex Cosmograph Daytona de Paul Newman, que sa femme avait offerte à l’acteur, fan de course automobile, non sans y avoir fait graver l’inscription ” Drive carefully. Me “, a été adjugée en 2017 à 15 millions d’euros. On comprend que les acquéreurs de tels bijoux veuillent en prendre soin…

Coffres-forts à prix d'or
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En 2003, à la faveur d’une collaboration pour Fabergé, Eberhard Hagmann croise le chemin des patrons de Buben & Zörweg, qui cherchent un designer pour développer la gamme de produits. ” C’est moi qui ai eu l’idée d’ajouter de nouvelles fonctionnalités aux tourne-montres : un minibar, un module hi-fi, un humidor pour les cigares, puis des coffres “, raconte le sexagénaire, dont rien dans le costume ou l’attitude ne pourrait laisser penser qu’il travaille dans l’industrie du luxe.

Au bout de quelques années, il faut songer à délocaliser la production. ” Gröbming, c’est un très beau coin, mais pas pour ce qu’on voulait faire. Il nous fallait de l’expertise, des travailleurs ultra-qualifiés “, relève Eberhard Hagmann, qui sait très bien où les trouver : dans sa région natale, c’est-à-dire près de Pforzheim, entre Karlsruhe et Stuttgart. On est là au coeur de l’excellence industrielle allemande, non loin des sièges de Mercedes – pour lequel le designer a travaillé – , de Porsche, de Bosch, de Würth (leader mondial des vis, boulons et matériels de fixation).

” Grâce à mes activités précédentes, j’étais très bien connecté, je savais où obtenir les meilleurs matériaux. Vous avez ici des ouvriers de haute précision, qui ont travaillé dans l’automobile, les techniques médicales de pointe ou la menuiserie, puisque nous sommes tout près de la Forêt-Noire “, témoigne le designer avec une pointe de fierté dans la voix. Et Pforzheim a elle-même une longue tradition dans l’horlogerie et la bijouterie.

Vérin hydraulique

En 2009 ouvre donc à Ölbronn-Dürrn la manufacture, au rez-de-chaussée d’une école qui avait besoin de moins d’espace à mesure que le nombre d’enfants baissait. Là, Eberhard Hagmann laisse libre cours à son imagination. Il puise volontiers son inspiration dans les films, par exemple le James Bond Goldfinger. ” J’avais été impressionné par une scène où le méchant fait surgir du sol un coffre-fort soulevé par un vérin. J’ai voulu dessiner un produit similaire, où l’intérieur peut être relevé en actionnant un bouton et être transformé en un présentoir protégé par du verre de sécurité. Nous l’avons baptisé 007. ”

Coffres-forts à prix d'or
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Dans les ateliers, nous avons pu en voir un. L’ouvrière qui se penche dessus nous fait remarquer qu’à la fermeture, quand le couvercle approche des parois, il s’arrête automatiquement, des leds bleues s’allument, ” pour s’assurer qu’aucun doigt ne risque de se faire pincer “. Le sens du détail s’applique à tout.

” Dans un coffre-fort où vous placez ce que vous avez de plus précieux, la porte doit opposer une certaine résistance, ne pas s’ouvrir trop facilement, confie Eberhard Hagmann. Evidemment, elle ne doit pas non plus couiner. ” Le designer ajoute toutefois qu’on ne saurait en rester à l’excellence technique. ” Le produit doit composer une symphonie des sens, flatter la vue, l’ouïe, le toucher. ”

Certains clients font le déplacement pour expliquer leurs besoins, leurs envies. De plus en plus souvent, ils viennent d’Asie, devenue de loin le principal marché – le premier flagship store de la société a ouvert à Singapour. L’entreprise emploie moins de 50 personnes au total, laissant la distribution, dans la plupart des 120 pays où elle est présente, à des partenaires. Mais elle totalise des ventes de quelque 16 millions d’euros, ce qui fait dire à EY qu’elle est très ” efficace “. La société de conseil loue aussi sa capacité d’innovation. ” Nous réinvestissons beaucoup des profits dans la recherche “, confirme Eberhard Hagmann, qui s’est associé au capital au moment de l’ouverture de la manufacture.

Buben & ZörweG crée environ 250
Buben & ZörweG crée environ 250 “gros objets par an”, de toute taille et forme, dont son 007 (ci-dessus), inspiré du film “Goldfinger”.© pg

Depuis, la société s’est toujours autofinancée, sans appoint de nouvel investisseur. Elle produit autour de 250 ” gros objets par an, et 3.000 plus modestes “. Les perspectives sont bonnes car le nombre de millionnaires collectionneurs ne cesse d’augmenter. Le bouche à oreille fonctionne très bien : ” Souvent, on voit arriver le gendre, le beau-frère, le meilleur ami d’un ancien client. ” EY a donné une excellente note pour la satisfaction des acheteurs : il est vrai qu’à la moindre avarie, un technicien saute dans un avion pour aller la réparer… Les prescripteurs sont souvent les décorateurs d’intérieur spécialisés dans les logements d’exception.

” Le coffre ne fait pas tout ”

Autre facteur de croissance du marché : les assureurs, de plus en plus exigeants sur la protection des biens. ” Le coffre ne fait pas tout, précise Nicolas Kaddeche, responsable des marchés de l’art et de la clientèle privée chez Hiscox France. Ce qui compte beaucoup dans notre évaluation du risque de vol, c’est la façon dont il est scellé, installé, s’il est relié à une alarme, s’il y en a plusieurs. Si vous en avez deux et êtes agressé chez vous, vous pouvez ouvrir celui qui renferme le moins de valeurs, et le voleur croira avoir tout raflé. ” Serein, Eberhard Hagmann suit de près l’évolution des contrats d’assurance : ” Les collections valent de plus en plus cher ; nous actualisons sans cesse les critères de sécurité. ”

Coffres-forts à prix d'or
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