Bear Stearns, la répétition générale
La cinquième banque d’affaires de Wall Street était la plus exposée aux crédits immobiliers. Elle fut le premier domino à tomber. Mais on se souviendra de son sauvetage lorsqu’il faudra s’occuper de Lehman Brothers, six mois plus tard.
Il est 5 heures du matin, le soleil n’est pas encore levé ce vendredi 14 mars 2008. Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale est chez lui, l’oreille rivée au téléphone. A l’autre bout du fil : Timothy Geithner, de la Fed de New York, organe qui contrôle les principales banques américaines, et Henry Paulson, le secrétaire d’Etat américain au Trésor. Bear Stearns, un des porte-étendards de Wall Street, la cinquième banque d’affaires du pays, une institution créée en 1923 et qui avait traversé jusqu’ici sans encombre les crises les plus graves, est en train de sombrer. Mais si la Fed peut prêter aux banques classiques, elle n’a aucun outil pour maintenir à flots une banque d’affaires. Le gouvernement américain est en train de préparer un texte qui lui permettrait d’aider aussi ces institutions, mais il ne sera prêt qu’à la fin du mois, trop tard.
Bear Stearns était l’endroit où ceux qui n’ont pas froid aux yeux pouvaient faire fortune, car ils n’étaient pas freinés par des considérations de classe sociale, une hiérarchie trop rigide ou un responsable du risque trop tatillon.
En effet, ces quatre derniers jours, Bear Stearns, qui emploie plus de 15.000 personnes et affiche un bilan de près de 400 milliards de dollars (sans compter un montant notionnel de 13.400 milliards en produits dérivés) a brûlé tout son cash. Le lundi 10 mars, la banque avait encore 18 milliards de dollars en caisse. Le 13 mars, presque plus rien : beaucoup de ses très gros clients ( hedge funds, banques internationales, etc.) ont retiré leurs avoirs. Sans une intervention immédiate des autorités avant l’ouverture de la Bourse, l’institution va devoir se déclarer en faillite. La veille, le conseil d’administration de Bear Stearns s’est réuni en urgence et a autorisé le management à invoquer le chapter eleven, la protection de la banque contre ses créanciers, qui est l’équivalent d’un aveu de faillite.
Mais peut-on laisser tomber la banque d’affaires ? Non, estiment Bernanke, Geithner, Paulson. ” Bear possédait près de 400 filiales, et ses activités concernaient la quasi-totalité des grandes institutions financières, rappelle Ben Bernanke (1). Elle comptait 5.000 contreparties commerciales et 750.000 contrats dérivés “. Bear Stearns était non seulement too big to fail, mais aussi too interconnected to fail : à la fois trop grosse et trop interconnectée pour faire faillite.
Finalement, ce 14 mars, à 6h45, un communiqué tombe. Il émane de JP Morgan. La banque va servir d’intermédiaire à la Fed pour prêter 30 milliards à Bear Stearns. Le prêt vaut pour 28 jours. Alan Schwartz, qui tient les rênes de l’institution depuis le début de l’année, pousse un soupir de soulagement. Il pense avoir un mois pour régler ses problèmes. Il se trompe…
“The most admired”
Mais comment en est-on arrivé là ? Certes, la culture de Bear Stearns a toujours été un peu particulière. Pour employer l’expression d’un de ses anciens patrons, Alan Greenberg, la banque a toujours surtout embauché des ” PSD ” ( poor but smart employees with a big desire to get rich), des employés d’origine modeste, mais aux dents longues. Alan Greenberg, fils d’un tailleur d’Oklahoma City et joueur de bridge hors pair (il était surnommé ” l’As ” dans le monde bancaire), en était l’exemple vivant, lui qui était entré dans la banque en 1949 comme commis pour en gravir tous les étages et la diriger de 1978 à 1993. Son successeur, Jimmy Cayne, qui restera aux commandes jusqu’au début 2008, présente lui aussi un profil atypique pour Wall Street : il use d’un vocabulaire de charretier, a quitté l’université de l’Illinois sans diplôme mais est aussi un passionné de bridge, passant plus d’heures devant un tapis vert que devant les écrans Reuters.
Bref, à l’époque, Bear Stearns est l’endroit où ceux qui n’ont pas nécessairement fait un MBA à Harvard mais n’ont pas froid aux yeux peuvent faire fortune, car ils ne seront pas freinés par des considérations de classe sociale, une hiérarchie trop rigide ou un responsable du risque trop tatillon. Cette originalité s’était notamment exprimée en 1998, lorsqu’il avait fallu sauver le fonds LTCM qui menaçait tout le système financier. Bear Stearns avait été la seule banque d’affaires à refuser de faire partie du syndicat de sauvetage.
Cette image perdurera jusque dans les années 2000. Entre 2005 et 2007, le magazine Fortune classe même l’institution comme la plus admirée des Américains dans le secteur financier. Il faut dire que durant cette période, Bear Stearns engrange des résultats record. En 2006, elle affiche 9 milliards de revenus (dont 80 % en provenance de ses activités dans les marchés, 10 % dans la gestion de fortune et 10 % comme spécialiste de la compensation et de la conservation de titres), et 563 millions de bénéfices.
Le dossier Thornburg
Mais ces dernières années, une partie substantielle de ses revenus provient du marché du crédit hypothécaire. La banque y est présente à tous les étages : elle possède des filiales qui accordent des prêts, mais elle est aussi très active dans la titrisation de ces crédits et dans la négociation de ces titres dans les marchés. Elle a en outre constitué des fonds d’investissement très exposés à ces crédits et aux obligations garanties par ces prêts. Et elle possède elle-même dans son bilan une grande quantité de mortgage backed securities (MBS), des obligations adossées à des crédits immobiliers.
Du haut du QG new-yorkais de Bear Stearns, un building de 47 étages et 230 mètres de haut dominant Madison Avenue, on voit bien que depuis la fin de l’année 2006, le marché immobilier s’essouffle. Le taux de défaillance des crédits immobiliers est en augmentation, mais il n’y a rien d’alarmant, semble-t-il.
Ce n’est toutefois pas l’avis de certains cadres de la banques, inquiets de la très forte exposition de leur institution dans les MBS et qui constatent que des institutions similaires, telles Thornburg Capital, commencer à s’effondrer. Thornburg, une société de Santa Fe, s’est spécialisée dans les prêts ” Alt-A “, des prêts immobiliers de plus de 400.000 dollars, octroyés à une clientèle relativement aisée, mais à laquelle on demande très peu de documents attestant de leur solvabilité. Souvent, ces prêts sont contractés par des clients qui veulent spéculer sur l’immobilier et souhaitent s’endetter davantage pour acheter d’autres biens, ou qui ne veulent pas mettre en avant une situation personnelle délicate, par exemple une instance de divorce avec la nécessité de payer une douloureuse pension alimentaire.
Thornburg a constitué un portefeuille d’environ 25 milliards de dollars de ces prêts. La société n’est pas une banque classique et n’a donc pas de dépôts d’épargnants. Elle finance son activité en empruntant elle-même sur le marché, le plus souvent à court terme en sollicitant le marché des repos, des ” prises en pension “, sorte de mont-de-piété des financiers : un emprunteur peut s’y procurer de l’argent en mettant un actif en gage. Un marché gigantesque, pesant près de 3.000 milliards de dollars.
Au printemps 2007, Thornburg commence à souffrir mille morts. Son problème est double : il y a l’augmentation du nombre de prêts défaillants (le taux de défaillance atteignait désormais 0,44%) qui ronge son capital, et la baisse des prix immobiliers qui tarit ses liquidités. Pour se financer sur ce marché des repos, Thornburg met en effet en gage ses crédits immobiliers. Si le prix des maisons s’effondre, le prix des crédits qui y sont liés s’effondre aussi. Les créanciers sont dès lors de plus en plus réticents à prêter. Ils demandent à Thornburg de compenser cette baisse de la valeur des crédits mis en garantie en versant de l’argent liquide. C’est ce qu’on appelle un ” appel de marge ” En avril 2007, Thornburg est submergé par ces appels.
Intitulé du mail : “Fear”
Entre Thornburg et les banques d’affaires, la différence n’est pas si grande. Ces dernières n’ont pas non plus de base de déposants sur laquelle se reposer et sont fortement exposées aux titres liés à l’immobilier. Qui plus est, elles ont également peu de fonds propres. Le capital de Bear Stearns, en ce début 2007, se monte à 14 milliards de dollars pour un bilan de 395 milliards. Pour financer ses opérations, Bear Stearns s’adresse donc elle aussi aux marchés de capitaux et puise plus de 100 milliards dans le seul marché des repos, en lui apportant en gage ses titres liés à l’immobilier.
Le doute sur la solidité du système s’instille dès le mois de mars. Fear (” peur “), c’est l’intitulé d’un mail que Ralph Cioffi, qui gère plusieurs fonds de Bear Stearns liés à l’immobilier, envoie à son chief economist le 15 mars 2007. Ralph Cioffi assiste en effet depuis des semaines à une rapide détérioration du marché. Il gère plus spécialement deux fonds à hauts risques – Bear Stearns High-Grade Structured Credit Fund et Bear Stearns High-Grade Structured Credit Enhanced Leveraged Fund – qui ont attiré 1,6 milliard de dollars d’argent de la clientèle, mais qui se sont endettés jusqu’au nez pour acquérir 20 milliards de CDO ( collateralized debt obligations) qui sont des titres adossés à des MBS. Les deux fonds ont emprunté en mettant ces CDO en gage. Mais avec la crise immobilière, la valeur des CDO commence à baisser et un processus infernal s’est mis en marche : les banques qui ont prêté à Bear Stearns, voyant que les CDO mis en garantie perdent de la valeur, demandent de compenser cette perte en mettant du cash en garantie. Mais ces fonds n’ont pratiquement pas de capital. Ils doivent vendre une partie des CDO qu’ils possèdent. Toutefois, ces titres sont très illiquides. Bear Stearns doit les brader, ce qui fait baisser la valeur de ces CDO d’un cran supplémentaire, et incite les créanciers à demander de nouveaux appels de marge…
Paul Volcker, l’ancien président de la Fed, dira quelques semaines plus tard que la banque centrale américaine avait agi à l’extrême limite de ses attributions légales et implicites.
Pour remettre ces structures à flot, Bear Stearns organise en juin un prêt de 3,2 milliards de dollars à l’une d’elle, et cherche des emprunts auprès d’autres banques pour l’autre. Mais rien n’y fait. En juillet, les clients sont informés que la valeur de leurs parts dans ces fonds est devenue nulle. Ils ont perdu 1,6 milliard de dollars. Bear Stearns et les autres banques, comme Merrill Lynch ou JP Morgan, qui avaient prêté à ces organismes, voient également leur argent s’évaporer. La réputation de la cinquième banque d’affaires de Wall Street est entachée. Irrémédiablement. Mais cela, Bear Stearns ne le sait pas encore. Quand on se demande si l’on peut encore faire crédit à quelqu’un, cette personne l’a déjà perdu, disait pourtant déjà voici un siècle et demi l’économiste britannique Walter Bagehot.
“Comme une avalanche”
Pendant six mois, pourtant, la banque résiste. Elle pense trouver une aide de la banque chinoise Citic qui se dit prête, en octobre, à réaliser un échange. Citic prendra pour un milliard de dollars d’actions Bear Stearns, et Bear Stearns entrera pour le même montant au capital de sa consoeur. Mais les autorités chinoises renâclent, et le deal ne se fera jamais.
Le 20 décembre, la banque américaine publie pour la première fois de son histoire un résultat trimestriel en perte, poussé dans le rouge par une dépréciation de 1,9 milliard d’euros.
Le 20 février 2008, Samuel Molinaro, le directeur financier de Bear Stearns, invite à déjeuner un vingtaine de responsables de hedge funds qui sont ent train de retirer en masse leur argent de la banque. Parmi eux, John Paulson, un ancien cadre de la société, qui a monté son propre fonds en 1994 (1). Après un repas composé de salade et de poulet grillé, autour d’une grande table ovale, la conversation entre dans le vif du sujet. Paulson lève la main. Se référant aux actifs risqués et illiquides détenus par Bear Stearns, il lance :
– ” Sam, connais-tu le montant des actifs de niveaux 2 et 3 que tu as dans ton bilan ? ”
-” Pas par coeur, répond Molinaro. J’ai peur de me tromper. Quand je retournerai au bureau, je les vérifierai et te les communiquerai. ”
– ” Bon, alors laisse-moi te les dire. Il s’agit de 220 milliards de dollars. Je vois donc que tu as 14 milliards de fonds propres et 220 milliards d’actifs de niveaux 2 et 3. Un petit mouvement dans le prix de tes actifs et tu peux effacer complètement tes fonds propres “.
Paulson traduit alors le sentiment qui est en train de gagner le marché. Bear Stearns n’a pas assez de fonds propres, ni de sources de liquidités suffisamment solides, pour affronter la crise qui vient. Et cela commence à se savoir.
Les trois semaines qui suivent, la curée s’organise. Les clients de Bear Stearns retirent leurs avoirs, l’action plonge. Elle valait 91 dollars le 20 décembre, 61 dollars le 12 mars, et plus que 30 dollars deux jours plus tard, après l’annonce du prêt de JP Morgan. Cette semaine du 10 au 14 mars restera dans les mémoires de tous les cadres de Bear Stearns. ” J’étais dans la salle du conseil, je voyais le management parler de projets d’augmentation de capital alors qu’en face, le trésorier, sur son Blackberry, voyait le capital s’envoler, les clients retirant massivement leur argent, se souvient Michael Urfirer, ancien vice-président en charge de l’ investment banking. Je pense qu’à ce moment, il n’y avait plus aucun moyen d’arrêter le mouvement. C’était comme une avalanche. ”
Le dernier week-end
Le matin du 14 mars, quand il reçoit les documents relatifs au prêt de JP Morgan organisé par la Fed, le patron de Bear Stearns Alan Schwartz est donc soulagé. Mais il doit vite déchanter. Il reçoit ce même vendredi, dans l’après-midi, un appel du secrétaire au Trésor Henry Paulson qui le somme de trouver un accord pour trouver un repreneur avant l’ouverture des marchés asiatiques, le lundi matin. En clair, il a un week-end pour vendre la banque. Il y a deux intéressés. Le fonds d’investissement JC Flowers, prêt à racheter la banque à 28 dollars l’action, mais qui doit trouver 20 milliards pour financer la poursuite des activités. Et JP Morgan qui a les reins assez solides pour financer elle-même la banque, et qui propose entre 8 et 12 dollars l’action.
Face à la difficulté de lever aussi vite une somme aussi importante pour un projet aussi risqué, JC Flowers se retire. Mais JP Morgan hésite elle aussi. Le risque est énorme. JP Morgan communique un projet d’accord le dimanche matin, puis le retire et semble abandonner. En début d’après-midi, après une conversation avec Tim Geithner et Henry Paulson, Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, revient sur sa décision et accepte finalement de racheter Bear Stearns, à 2 dollars par titre. Il avait proposé 4 dollars, mais Henry Paulson a insisté pour que le prix soit le plus bas. ” Il ne voulait pas que nous donnions le sentiment de renflouer les propriétaires et les actionnaires de Bear “, a expliqué plus tard Ben Bernanke (2). Le 17 mars 2008, Bear Stearns est rachetée. Mais pour éviter de devoir affronter des milliers de procès d’actionnaires ulcérés, Jamie Dimon relève quelques jours plus tard le prix à 10 dollars.
Ce sauvetage laissera des traces très profondes. Et suscitera des commentaires très critiques. Paul Volcker, l’ancien président de la Fed, dira quelques semaines plus tard que la banque centrale américaine avait agi ” à l’extrême limite de ses attributions légales et implicites, outrepassant en cours de route certains principes et certaines pratiques bancaires profondément enracinées “.
Beaucoup jugent que l’argent du contribuable n’aurait pas dû être utilisé pour racheter les actions d’une banque d’affaires. On s’en souviendra six mois plus tard, quand il s’agira d’intervenir à nouveau pour tenter de sauver une autre institution. Son nom ? Lehman Brothers…
(1) Ben Bernanke, “Mémoires de crise”, Seuil.
(2) Voir Gregory Zuckerman, “The Greatest Trade Ever”, Penguin Book.
Série : 10 ans de crise
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