Roland Gillet et Georges Hübner: “On fait les mêmes erreurs qu’en 2000!”

Roland Gillet et Georges Hübner: "Distinguer le bon grain de l'ivraie est un défi majeur dans la gestion de portefeuille." © KristofVadino

A l’occasion de la sortie de leur dernier livre, les deux professeurs de finance jettent un regard critique sur l’industrie de la gestion d’actifs et mettent en garde contre un prochain retour de manivelle sur les marchés.

“Depuis le milieu du siècle dernier, la gestion de portefeuille a subi une profonde mutation. Il est loin, en effet, le temps où le gestionnaire pouvait se contenter d’appliquer quelques règles de bon sens et de bien connaître les sociétés cotées. ” C’est par ces mots que débute le livre des professeurs de finance Roland Gillet (la Sorbonne à Paris, Solvay à l’ULB) et Georges Hübner (HEC Liège, membre du CA de Belfius Banque) intitulé La gestion de portefeuille *. Un ouvrage de référence en matière d’analyse des stratégies de gestion et d’évaluation de la performance de portefeuille.

Destiné tant aux étudiants en sciences économiques qu’aux professionnels de la gestion, celui-ci jette en un regard objectif sur les grands principes théoriques et les aspects pratiques de la gestion d’actifs à l’heure où cette dernière fait face à un environnement de taux d’intérêt très bas, à une concurrence renforcée et à des exigences réglementaires qui se font plus strictes.

1. La réalité d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui

L’action des banques centrales et le déversement sans précédent de liquidités dans le marché a profondément transformé le paysage financier et avec lui, la gestion d’actifs. ” Qui aurait cru un jour que l’on aurait en zone euro un taux sans risque qui détruit du pouvoir d’achat, souligne Roland Gillet. Aujourd’hui, vu les taux d’intérêt négatifs, il s’agit d’abord de conserver son patrimoine avant même de générer du rendement. ” En fait, ” l’argent aujourd’hui brûle les doigts, embraye Georges Hübner sur le ton de la métaphore. C’est comme si on ne savait pas quoi en faire : épargner revient à perdre de l’argent ; participer à une bulle, c’est embêtant ; essayer de trouver une alternative, c’est créer de nouvelles bulles, etc. Bref, avoir de l’argent est presque devenu une malédiction. Battre le marché de manière durable, gagner de l’argent sans jamais rien faire, etc. : tout ce en quoi on croyait a changé. On ne peut plus se bercer d’illusions, nous avons mangé notre pain blanc. Inutile d’aller chercher du rendement à tout crin en prenant un risque inconsidéré, il faut surtout aller vers quelque chose qui convient à son profil d’investisseur et bien diversifier son portefeuille “, recommande le professeur de HEC Liège.

2. La finance comportementale

Les deux auteurs sont d’accord pour dire que la grande révolution en matière de finance de marché vient de la finance comportementale. ” Les investisseurs ont effectivement des comportements moutonniers, note Roland Gillet. Et comme il y a actuellement beaucoup de monnaie en circulation, les bulles se créent très vite. Souvent quand les biens sont rares ou possèdent un côté émotionnel, comme c’est le cas pour les oeuvres d’art. ” De quoi engendrer suiveurs et comportements mimétiques.

” La finance a évolué. Nous ne sommes plus dans le paradigme pur et dur de la théorie de Markowitz qui date des années 1960, ajoute Georges Hübner. Tout un mouvement de finance comportementale a gagné ses lettres de noblesse, a prouvé sa pertinence dans un certain nombre de domaines, et reflète la manière dont les investisseurs se comportent sur les marchés et font leurs choix de portefeuille. Psychologie et émotion les conduisent à faire des erreurs. On ne tient pas suffisamment compte en gestion de portefeuille de cet effet momentum, qui est un effet purement comportemental. ”

3. La bulle des ETF

L’investisseur lambda peut-il battre le marché ou vaut-il mieux acheter des trackers, des ETF (fonds indiciels cotés en Bourse) ? ” Les ETF ne sont pas chers, ils sont bien diversifiés, très liquides et cotés en temps réel, analyse Georges Hübner. Mais il faut être prudent par rapport à certains ETF sur certains marchés, ou à des ETF trop gros par rapport à la taille du sous-jacent. Ceux sur le S&P 500 (indice phare de la Bourse américaine, Ndlr), par exemple, représentent nettement plus que la capitalisation boursière du S&P 500 globalement : cela pose quand-même un réel problème. ” Et d’ajouter : ” On ne sait pas de quoi la prochaine crise sera faite. Sera-ce une crise bancaire, une crise monétaire, une crise basée sur la liquidité des marchés, donc des ETF ? Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a effectivement un risque diffus “. A consommer avec modération donc, la gestion passive. Car, comme le rappelle Roland Gillet, ” il n’y a jamais de repas gratuit “, ETF ou pas.

L’argent aujourd’hui brûle les doigts. C’est comme si on ne savait pas quoi en faire (…) Bref, avoir de l’argent est presque devenu une malédiction.” – Georges Hübner (HEC Liège)

4. Bons et mauvais gestionnaires

Au rayon de la course au rendement, le livre porte une attention toute particulière à l’évaluation de la performance. ” Distinguer le bon grain de l’ivraie est un défi majeur dans la gestion de portefeuille : il importe de pouvoir, de manière fiable, identifier parmi les gestionnaires actifs qui ont délivré apparemment de très bons résultats, ceux qui ont surperformé leur indice de référence, par contraste avec ceux dont ces bons résultats ne sont, au mieux, qu’un coup de chance ou, au pire, que le résultat de manoeuvres destinées à donner l’impression d’une performance qui n’existe pas “, écrivent les deux auteurs. ” Vous seriez étonné de voir à quel point le monde de la finance est immature en la matière, pointe Georges Hübner, égratignant au passage les classements tels Morningstar et autres. Même du côté des superviseurs. Quand on parle à la FSMA du contrôle a posteriori des performances ajustées au risque, elle nous dit que ce n’est pas son problème. Or, aujourd’hui, on parle de supermarchés de fonds, de sélection directe, de plateforme automatisée, etc. Le client achète de plus en plus sans intermédiaire et il y a énormément de moyens par lesquels, volontairement ou involontairement, un gestionnaire de portefeuille peut embellir la manière dont il a géré le patrimoine des investisseurs qui lui ont confié des fonds. ” Un avis que partage Roland Gillet pour qui aucun gestionnaire de fonds n’est en mesure de battre le marché sur une longue période. Selon lui, les gestionnaires qui ont le culot d’affirmer qu’ils font mieux que tous les autres de manière récurrente et permanente, ne disent tout simplement pas la vérité.

5. Gare à 2020 !

Y a-t-il une bulle sur le marché des actions, notamment aux Etats-Unis ? ” Les valorisations sont en tout cas élevées, observe Georges Hübner, pas tellement par rapport aux PER historiques (price earning ratios, rapport cours/bénéfices), mais par rapport aux perspectives de bénéfices futurs, lesquelles posent problème dans le contexte actuel de ralentissement généralisé de l’économie. Raison pour laquelle je m’attends à ce que l’on traverse quelques années décevantes. La forte hausse enregistrée cette année, voire même la séquence 2012-2019, c’est crazy ! En réalité, on fait les mêmes erreurs qu’avant la crise de 2000. ” L’explosion de la bulle des valeurs technologiques sur le Nasdaq. ” Cette dernière a été générée par un excédent de liquidités qui s’est investi dans des actions qui avaient soi-disant des perspectives énormes. Les mêmes causes ont eu des effets beaucoup plus violents et beaucoup plus systémiques en 2008. On a l’impression que les gens n’apprennent jamais “, lance Georges Hübner. Ce qui inquiète pour sa part particulièrement Roland Gillet en cette fin d’année 2019, c’est l’augmentation de l’endettement (des ménages, des entreprises et des Etats) suite au phénomène d’argent facile de la BCE. ” Il est difficile de donner le timing d’une nouvelle déconvenue. Par contre, le jour où elle arrivera, elle risque de faire pas mal de dégâts “, conclut Roland Gillet.

Sébastien Buron

“La gestion de portefeuille. Instruments, stratégie et performance” (troisième édition), éditions De Boeck Supérieur, 576 pages, 39,50 euros.© pg

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content