Le réarmement dans le viseur des banques

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Sébastien Buron
Sébastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Mobiliser le capital privé, faciliter les investissements, emprunter… Face aux besoins accrus de financement des entreprises d’armement et à l’augmentation des dépenses militaires des États, l’effort massif en faveur de la défense présente de belles opportunités pour le secteur bancaire. À condition de ne pas rater le train.

Changement de cap complet pour Belfius qui a longtemps exclu le secteur de l’armement dans sa politique d’investissement : la banque publique va à nouveau revoir ses critères de durabilité dans le domaine. Début de cette année, Belfius avait déjà assoupli sa politique de crédit pour les entreprises belges actives dans l’industrie de la défense et des armes. À présent, c’est sa Transition Acceleration Policy, sorte de boussole interne destinée à accompagner l’institution financière dans sa transition vers une société plus durable, qu’elle a décidé de modifier.

Plus concrètement, Belfius ne bannira plus dans sa gamme de produits d’investissement les entreprises générant plus de 10% de leur chiffre d’affaires grâce à la production d’armes conventionnelles et d’armes nucléaires. En outre, les investissements dans les entreprises impliquées dans le développement, la production ou la maintenance des armes nucléaires seront dorénavant autorisés. Deux restrictions tout de même : seules les sociétés situées dans un État membre de l’Otan sont concernées.

Par ailleurs, les entreprises impliquées dans le développement, la production ou la maintenance d’armes controversées (armes à sous-munitions, chimiques, biologiques, mines antipersonnel) telles que définies par la loi Mahoux – qu’elles soient situées dans un État membre de l’Otan ou non – restent exclues.

Appétit des clients

Impensable il y a quelques années, le virage opéré par Belfius est spectaculaire, au point “de faire vaciller son statut d’acteur”, selon Marek Hudon, professeur à la Solvay Brussels School. Seulement voilà : le contexte géopolitique est tendu et les besoins en défense montent en flèche, ce qui alimente d’ailleurs la hausse des cours en Bourse. Surtout, la demande des clients pour placer une partie de leurs économies dans ces secteurs qui cartonnent sur les marchés est de plus en plus forte. Certes, la nouvelle doctrine adoptée par Belfius n’impactera pas tous les clients de la banque, mais d’abord ceux qui ont les moyens, à savoir la clientèle private banking. Les portefeuilles en gestion discrétionnaire pourront désormais intégrer des “positions du secteur de la défense”, précise Belfius.

Par ailleurs, certains fonds pourront également investir dans le secteur de la défense, indique la banque. Cette décision entraînera une modification de la politique d’investissement, qui sera “clairement détaillée dans la documentation du produit et soumise à l’approbation préalable de la FSMA”, précise Belfius, qui ne prévoit toutefois pas pour le moment de proposer des fonds thématiques axés sur la défense.

N’empêche, les lignes bougent. Et cela commence à être visible. Et pas seulement du côté des grandes banques. Deutsche Bank Belgium, elle aussi, a décidé de franchir le pas. Quelques jours seulement après son lancement, elle a mis à disposition de ses clients un tout nouvel ETF de WisdomTree axé sur la thématique de la défense mais uniquement composé de sociétés européennes ou cotées sur les marchés européens. But ? “Répondre à une demande de la clientèle voulant s’exposer à cette thématique de la défense, sachant que celle-ci couvre aussi des domaines comme la cybersécurité ou l’aérospatial”, indique Damien le Maire, responsable des produits d’investissement chez Deutsche Bank Belgium.

Aux aguets

En face, ING Belgique constate également un intérêt croissant des clients pour les valeurs de l’industrie de la défense eu égard au changement de contexte géopolitique. La filiale belge du groupe ING dit suivre en permanence les événements pour voir dans quelle mesure “sa politique en matière de responsabilité environnementale et sociale doit être ajustée ou non”.

Même son de cloche du côté de BNP Paribas Fortis où se matérialise également une demande croissante. “Nous observons chez nos clients un intérêt croissant pour le secteur de la défense. Et pour cause, le secteur a vu ses perspectives à long terme s’améliorer structurellement”, indique la filiale belge de BNP Paribas dont la ligne de conduite encadre l’ensemble de ses activités en lien avec l’industrie de la défense et sécurité. La banque, par exemple, n’investit pas dans des sociétés identifiées comme impliquées dans des armes controversées telles que les armes à sous-munitions, les mines antipersonnel, les armes chimiques ou biologiques. Des pays, des contreparties ou des équipements sont aussi exclus. Mais, là aussi, “nos politiques sectorielles sont fréquemment analysées et font l’objet de mises à jour régulières”, précise BNP Paribas Fortis.

Participer au mouvement

Si Belfius et Deutsche Bank ont décidé de changer ouvertement leur fusil d’épaule, elles ne seront donc sans doute pas les dernières à le faire. De manière générale, les banques ont en effet bien compris qu’elles ne pouvaient pas rester immobiles face à l’effort massif en faveur de la défense. À l’échelle européenne, mobiliser les 650 milliards d’emprunts nationaux et les 150 milliards de prêts européens ne sera pas chose aisée.

“Le besoin de financer des activités de défense est aujourd’hui plus important”, note à ce propos ING. “Surtout, les banques devraient profiter du réarmement de l’Europe en participant à son financement”, souligne Éric Dor, économiste et professeur à l’IESEG de Lille. Crédits, garanties, émissions obligataires, financement export, gestion d’actifs ou investissements directs en fonds propres : la perspective d’un afflux de commandes et d’une amélioration de la rentabilité des entreprises sont en effet de nature à convaincre les institutions financières, y compris chez nous.

Les banques ont bien compris qu’elles ne pouvaient pas rester immobiles face à l’effort massif en faveur de la défense.

Face à la nécessité de rétablir un lien entre les investisseurs privés et l’industrie de la défense (et ses PME), l’accord de gouvernement Arizona prévoit d’ailleurs déjà une adaptation de la loi Cooreman-Declercq afin d’orienter l’épargne vers l’économie, et selon le think tank Itinera, la défense devrait y être intégrée. Ce dernier recommande également d’assouplir les restrictions pesant sur l’investissement en défense pour les fonds de pension, les assureurs et le secteur financier dans son ensemble, ainsi que d’adapter le cadre des critères ESG (valorisant la responsabilité sociale, environnementale et de gouvernance des entreprises). Histoire de créer un environnement favorable aux secteurs de la défense et de la sécurité, plutôt que de les stigmatiser. Jusqu’à montrer ainsi la voie à certaines institutions financières et fonds réticents à investir dans les actifs jugés “controversés”, à l’aune des standards ESG.

Belfius n’exclut plus le secteur de l’armement dans ses critères de durabilité. © BELGAIMAGE
“Les banques devraient profiter du réarmement de l’Europe en participant à son financement.” – Éric Dor (IESEG)

Effet d’éviction

Mais si le renversement de tendance actuel est synonyme de nombreuses opportunités pour le secteur bancaire, “il présente en effet aussi potentiellement un risque, fait remarquer Eric Dor. Paradoxalement les banques, en Belgique mais aussi ailleurs en Europe, doivent franchir pas mal d’obstacles pour répondre au besoin de financement accru du secteur de la défense. Pourquoi ? Parce qu’elles sont bridées par ces règles ESG. Des règles qu’elles se sont le plus souvent auto-infligées pour des raisons de réputation, voire d’image ou de marketing, avec la peur de se voir montrer du doigt par des activistes ou des associations.”

Aucune loi nationale ou directive européenne n’interdit pourtant, par principe, le financement d’entreprises actives dans le secteur de l’armement, si ce n’est celui des armes non conventionnelles.

Bien sûr, on ne peut pas installer une entreprise d’armes chimiques en Belgique et la financer. Et il faut aussi compter avec les licences d’exportation qui visent à empêcher l’expédition d’armes par les entreprises belges vers des pays qui sont hostiles ou systématiquement sanctionnés pour des raisons éthiques, parce que susceptibles d’utiliser ces armes pour enfreindre les droits de l’homme. Mais le vent tourne aujourd’hui, et avec lui, une partie croissante de l’opinion publique, souligne Éric Dor : “Le risque dès lors pour le secteur bancaire s’il ne relâche pas ses critères ESG, c’est de voir le secteur de la défense et ses entreprises, ainsi que les États, se financer par des canaux qui court-circuitent les banques”, dit-il.

Le nerf de la guerre

Signe de ce risque d’éviction, le gouvernement français lui-même, par la voix de son ministre de l’Économie Éric Lombard, a annoncé dernièrement le lancement par la banque publique d’investissement Bpifrance d’un fonds destiné aux particuliers. Objectif : collecter 450 millions d’euros et financer quelque 4.000 entreprises françaises de la défense dans leur développement. Les citoyens français pourront y participer sur base volontaire, avec un “ticket d’entrée” minimum de 500 euros. Leur argent serait bloqué au moins cinq ans, avec un rendement non garanti et un taux qui ne serait pas fixe.

Dans le même ordre d’idée, on imagine chez nous réorienter une partie de l’épargne des ménages vers l’industrie de la défense via un nouveau bon d’État, comme celui que le précédent gouvernement fédéral avait mis en place pour concurrencer les banques et les pousser à agir. Lequel avait aspiré pas moins de 22 milliards d’euros dans les banques. Ce dernier, pour mémoire, disposait d’un précompte mobilier réduit qui l’avait rendu fort attractif. Le nouveau gouvernement pourrait utiliser le même filon.

Et donc, ici aussi, on suit attentivement la situation du côté des banques. “Nous ne sommes pas partisans d’un ‘bon de défense’ similaire au bon d’État, mais davantage d’un produit pour institutionnels”, explique BNP Paribas Fortis. La banque dit privilégier plutôt un produit d’investissement conçu pour les professionnels tels que les fonds de pension, les sociétés de gestion d’actifs, les hedge funds, etc. plutôt qu’un produit destiné aux citoyens et grand public, qui peuvent miser sur des actions de sociétés en Bourse. “Le client-investisseur qui le souhaite peut déjà, via des ETF ou des actions individuelles, soutenir le secteur de la défense à travers 15 entreprises qui respectent notre politique sectorielle”, précise BNP Paribas Fortis. Comme quoi l’argent reste bien le nerf de la guerre.

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