Le changement de cap de la famille Moorkens: “Nous vivons pour nos entreprises”
Si la famille Moorkens doit sa fortune aux voitures, les quatrième et cinquième générations veulent résolument changer de cap. “Nous n’avons pas amorcé ce processus à la légère. Nous y avons longtemps réfléchi et la décision a suscité – et suscite toujours – une vive émotion.”
Dans le hall d’entrée brille une Zündapp Janus, une mini-voiture datant de 1958. Pour la photo, Axel Moorkens (55 ans) et Damien Heymans (58 ans) se sont assis à l’avant. Depuis le printemps 2018, ils sont administrateurs délégués du holding familial Alcopa.
Mais si cette petite voiture est le décor idéal d’une séance photo, les deux membres de la troisième génération tiennent immédiatement à rappeler qu’Alcopa n’est pas un “holding automobile”. Une affirmation surprenante car la famille Moorkens doit effectivement surtout sa notoriété et sa fortune à la vente de voitures ces dernières décennies… Le grand-père et fondateur Albert Moorkens a eu le nez fin en lançant des marques à l’époque inconnues en Belgique, comme BMW et Mitsubishi.
Après son décès inopiné en 1979, les six enfants ont regroupé la participation familiale dans le holding Alcopa – acronyme d’Albert, Constance (son épouse), et Patrimoine. Dominique Moorkens (73 ans), le patriarche de la famille et administrateur délégué du holding de 1981 à 2009, est aussi un homme d’automobile: c’est lui qui a fait découvrir aux Belges les marques sud-coréennes Hyundai et SsangYong.
Cet accent placé sur la voiture s’est révélé très profitable. A la fondation d’Alcopa à l’été 1981, le capital social s’élevait à 22 millions d’euros. Fin 2020, les fonds propres, y compris les prêts d’actionnaires, avaient gonflé à 13 millions d’euros. Les actionnaires sont toujours les six enfants de la deuxième génération. Aucune branche ne contrôle plus d’un cinquième des actions d’Alcopa.
Nous avons dû expliquer à notre deuxième génération que nous comptions bien transmettre l’oeuvre de leur vie, pour laquelle nous avons énormément d’estime, mais d’une manière différente.” – Axel Moorkens
Changement de loco
Les holdings individuels des actionnaires familiaux reposent également sur des bilans très solides. La famille Moorkens compte aujourd’hui 116 membres, avec des ramifications jusqu’à la cinquième génération.
Un changement de cap s’est cependant amorcé à partir de la troisième génération. La voiture n’est plus reine. “Notre grand-père était avant tout un entrepreneur, commente Axel Moorkens. Oui, c’était un fana de voitures, et il était actif dans ce secteur. Mais nos grands points forts sont avant tout le lancement de produits et de marques et la gestion de concessions et de processus logistiques. De plus, notre quatrième génération a décidé de créer un groupe différent. La jeunesse d’aujourd’hui pense différemment. Bien entendu, ce changement n’a pas été amorcé à la légère. Nous y avons beaucoup réfléchi et la décision a suscité – et suscite toujours – une vive émotion. Nous avons dû expliquer à notre deuxième génération que nous comptions bien transmettre l’oeuvre de leur vie, pour laquelle nous avons énormément d’estime, mais d’une manière différente. Il est très important que la famille puisse se ranger unanimement derrière un projet d’entreprise.”
Cette nouvelle trajectoire s’est encore plus clairement exprimée ces dernières années par la vente partielle des activités dans l’automobile. Parallèlement au covid, elle a entraîné une forte baisse du chiffre d’affaires en 2020. Le chiffre d’affaires a baissé de 300 millions d’euros. Les concessions automobiles ont été cédées au groupe néerlandais Van Mossel, qui est rapidement devenu leader sur le marché belge.
Pour l’importation et la distribution de marques automobiles, une participation de 60% a été vendue au groupe automobile familial espagnol Bergé, aujourd’hui Astara. “Nous avons cherché des relations avec un plus grand groupe, car elles apportent des avantages d’échelle, explique Damien Heymans. On voit naître de gros groupes d’envergure européenne ou mondiale dans la distribution et l’importation automobiles. Nous ne voulions pas prendre part à ce mouvement de consolidation. Nous n’aurions, par exemple, pas pu suivre les investissements de la numérisation. Leur coût reste identique, que vous vendiez 25.000 voitures comme nous ou un quart de million comme Astara. D’où l’intégration dans un plus grand groupe.”
Pour Axel Moorkens, Alcopa a “accroché le wagon à une autre locomotive”. “Nous avons des coactionnaires dans un grand nombre de nos participations. Le partage du succès est ancré dans les gènes de la famille. Pour les Espagnols d’Astara, des activités en Belgique représentent une étape importante. Et elle est plus facile à franchir avec une entreprise familiale belge qui opère sur ce marché depuis des décennies. Pour nos concessionnaires, pas grand-chose n’a changé en réalité.”
Que fait Alcopa?
Le holding familial dont le siège est établi à Kontich est surtout connu comme importateur et revendeur de voitures asiatiques: les marques sud-coréennes Hyundai et SsangYong, et les marques japonaises Suzuki et Isuzu.
Le portefeuille d’investissement comprend encore d’autres entreprises actives dans la mobilité, même si Alcopa ne les regroupe pas dans un pilier général. Bihr vend des pièces de rechange, des accessoires et des pneus de moto. Bihr collabore avec 220 marques dans 14 pays et emploie 650 personnes. Le groupe français CBM fournit des pièces pour des bus, des cars de touristes et des trams, et compte 140 salariés. Moteo est active dans l’importation et la vente de deux-roues et de moteurs hors-bord pour bateaux de marques comme Suzuki, Sym et Peugeot. L’entreprise est active en Belgique, en France, au Luxembourg, aux Pays-Bas, au Portugal, et en Suisse, avec 100 collaborateurs. Le groupe français Lavance est actif dans la vente, l’installation et l’entretien d’équipements de car-wash pour voitures et camions en France. Il emploie 350 personnes.
Le holding dispose en revanche d’un pilier autour de la durabilité, qui devrait encore se développer au cours des années à venir. L’an dernier, Alcopa a racheté le Groupe François qui produit 3 millions de palettes en bois par an à Virton. Il emploie 300 personnes. A Capellen, Group Thys produit des portes et des sols d’intérieur, ainsi que des cuisines. Le bois utilisé comme matière première provient de la région et les produits finaux sont également vendus sur le marché régional. L’entreprise luxembourgeoise Solar Screen produit des protections solaires pour les vitres qui ont également un effet isolant et permettent ainsi d’économiser l’énergie.
Dans cet ensemble, Viata fait un peu office de vilain petit canard: l’entreprise vend des médicaments sans ordonnance, des produits de santé et des cosmétiques en ligne en Belgique, en Allemagne, en France, en Italie, aux Pays-Bas et en Espagne.
Un autre pilier important du holding est Alcopa Immo. L’entreprise est propriétaire de plus d’un demi-million de mètres carrés d’immobilier en Belgique et en France, dont 328.000 m2 de bureaux. Le site le plus grand et le plus connu est Renault Vilvorde, où le holding loue 200.000 m2 sous forme de sites logistiques.
Valeurs familiales
Alcopa a encore d’autres intérêts de la mobilité. Pourtant, le duo ne veut pas y voir un “pôle d’activités”. “Ce n’est vraiment pas notre vision, souligne Damien Heymans. Nous avons effectivement constitué ces participations par intérêt pour les voitures. Mais ce sont autant de métiers particuliers qui sont tous abordés et exercés différemment, avec leurs caractéristiques et leur management propres. La vente de voitures d’occasion via Alcopa Auction en France n’a, par exemple rien à voir avec la vente de deux-roues par le biais de Moteo. Lavance est un groupe français de car-wash. Cette activité est-elle liée aux voitures? Non. C’est un centre de connaissance avec 350 collaborateurs qui suivent des centaines de car-wash en France.”
Mais dans ce cas, qu’est-ce qui détermine la politique d’investissement? Trois valeurs familiales centrales: entreprendre, atteindre ses objectifs, et faire preuve de respect. “Atteindre ses objectifs, ce n’est pas seulement gagner de l’argent, insiste Axel Moorkens. Nous voulons faire grandir nos entreprises. Pour les acquisitions, nous nous tournons toujours vers des entreprises familiales. Ça doit matcher sur le plan culturel. Nos acquisitions sont des rencontres de deux entrepreneurs. Ils veulent le meilleur pour l’entreprise. Si nous partageons le même ADN et si le courant passe, l’association va fonctionner. Généralement, ce sont des entrepreneurs qui souhaitent voir leur projet prendre de l’ampleur. A un certain moment, ils veulent vendre une partie de leur participation, dans laquelle ils ont investi toutes leurs ressources pendant toute leur vie. Est-ce facile? Non, pas toujours. Mais nous en avons trouvé plusieurs ces dernières années, et toutes ont été des success stories.”
On voit naître de gros groupes d’envergure européenne ou mondiale dans la distribution et l’importation automobiles. Nous ne voulions pas prendre part à ce mouvement de consolidation.” – Damien Heymans
En 2014, Alcopa a, par exemple, pris une participation de 65% dans Groep Thys, un producteur familial de portes d’intérieur et de cuisines basé à Kapellen. Depuis, le chiffre d’affaires a augmenté d’un tiers à 40 millions d’euros, le bénéfice opérationnel de deux tiers à plus de 6 millions d’euros. Les fondateurs, les sexagénaires Eric et Luc Thys et Sabine Kreusch, recherchaient un acheteur. “Ce sont des entrepreneurs qui vendent leur coeur, souligne Axel Moorkens. Bien entendu, le prix est important. Mais ces entrepreneurs veulent surtout savoir ce qui adviendra de leurs collaborateurs. Nous aussi, nous y voyons une obligation morale. Les collaborateurs doivent continuer à travailler sous les meilleurs actionnaires possibles. Les trois sont encore actifs dans l’entreprise. Luc et Sabine sont CEO et CFO, Eric est responsable des activités dans les sols. Même si nous sommes majoritaires, ils restent. Car nous voulons être à l’écoute. Un entrepreneur est souvent seul. Nous ne nous y arrêtons pas souvent, mais un entrepreneur est agréablement surpris quand il peut partager son expérience. Il ne s’agit pas uniquement de chiffres. Il veut également parler du stress quotidien.”
Pour la famille Moorkens, de bons résultats financiers et une belle histoire ne suffisent pas. “Si le courant ne passe pas au niveau personnel, nous n’investissons pas, insiste Damien Heymans. Nous établissons ensemble un plan d’entreprise. Le respect est primordial. L’affirmation semble triviale, mais elle cache beaucoup de choses. Par exemple, nous n’aimons pas les loups solitaires, les gens qui ne peuvent pas travailler en groupe. C’est pourquoi nous avons aussi un horizon temporel indéterminé quand nous investissons dans une entreprise. C’est une perspective totalement différente de celle des fonds de capital-risque. Ils ont certainement leur place sur le marché mais ils prennent des décisions en vue d’une revente de l’entreprise dans un délai donné. Nous ne le ferons jamais avec Alcopa car cela impliquerait de placer les intérêts des actionnaires avant les intérêts de l’entreprise.”
Actionnaires heureux
Pourtant, il faut également prendre soin des actionnaires. Le dividende distribué a augmenté de 6,3 millions d’euros en 2016 à 10,6 millions d’euros en 2020 malgré la pandémie, avec un pic à près de 20 millions d’euros en 2019. “Il faut trouver un bon équilibre”, explique Axel Moorkens. Si on veut un actionnaire heureux, il doit être fier de l’entreprise et des produits. Il doit être rémunéré correctement pour le patrimoine qu’il met à disposition. C’est pourquoi l’entreprise doit croître, et cela nécessite des moyens. Nous vivons pour nos entreprises et pas de celles-ci. Nous avons reçu une entreprise familiale de nos parents et nous avons le devoir de la transmettre à nos enfants dans un meilleur état.”
Baptême familial au château de Ranst
La famille Moorkens est également propriétaire d’un château situé Doggenhoutstraat, à Ranst. Le bâtiment classé datant des 14e et 17e siècle a servi de siège à Alcopa. “Enfin, château… C’est plutôt une belle maison, sourit Axel Moorkens. Nous avons passé beaucoup de temps durant notre enfance. Nous organisons de temps en temps une fête, des dîners d’entreprise. Notre conseil familial, le conseil d’administration des actionnaires familiaux, s’y réunit également. Les plus jeunes membres de la famille s’y rendent quand ils ont 18 ans, du vendredi au dimanche soir. Ils restent dormir dans de petites chambres, ils cuisinent ensemble, ils vont se promener ensemble. L’objectif est surtout qu’ils apprennent à se connaître. L’initiative doit créer des liens et de l’affection avec l’entreprise. La dernière édition avait encore réuni neuf jeunes et trois membres du conseil familial. La famille et les managers y présentent le groupe. Ils leur racontent son histoire. Pas uniquement avec des chiffres bruts. Qu’y avons- nous vécu? Nous expliquons qu’entreprendre n’est pas uniquement enfiler les succès. Il y a aussi des moments difficiles. Il faut les absorber, et c’est à ce moment qu’on peut voir la force d’une entreprise familiale. Seul le long terme importe.”
Les fortunes flamandes cachées
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