“La digitalisation omniprésente rend le système financier plus instable”

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Généraliser la digitalisation de notre système de paiement comporte un certain nombre de pièges, estime l’anthropologue Brett Scott, auteur de Cloudmoney. “Une communauté qui vit uniquement sur la base de l’économie officielle et numérique est une société peu chaleureuse.”

La pandémie semble remonter à loin déjà, pourtant elle a changé certaines de nos habitudes pour toujours. Nos habitudes de paiement, par exemple. Durant l’année 2020, en Belgique, le nombre de paiements en espèces a chuté de 40 %, selon une étude réalisée par la Febelfin, la fédération belge du secteur financier, et la VUB. En effet, les personnes plus âgées craignaient d’être contaminées par le virus du covid via les billets de banque et les pièces de monnaie. Or, des études ont montré que le virus ne pouvait pas être transmis de cette manière. Pire, il restait même viable plus longtemps sur les cartes bancaires, les écrans et les terminaux de paiement.

La commune de Wevelgem gère son propre distributeur de billets

“Le dernier distributeur de billets de Moorsele a été supprimé au milieu de l’année 2022”, explique Kevin Defieuw (cd&v), échevin de la digitalisation à Wevelgem. Moorsele (6.000 habitants environ) est une commune de Wevelgem. L’administration communale a décidé de réparer cette erreur en lançant un appel d’offres. Depuis le 22 juillet, les habitants de Moorsele peuvent à nouveau retirer de l’argent sur la place communale. Aujourd’hui, la commune exploite elle-même ce distributeur automatique de billets, en collaboration avec la société de transport Loomis.

Selon Brett Scott, anthropologue sud-africain vivant à Berlin et ayant travaillé à la City de Londres en 2008, le fait d’exclure l’argent liquide du marché entraîne des dissonances frappantes. “De nombreuses personnes s’inquiètent en ce qui concerne la protection de leur vie privée vis-à-vis du gouvernement. Par contre, ces mêmes personnes n’ont aucun problème à partager leurs données avec des sociétés commerciales. Payer avec une application est bien pratique, mais vous offrez énormément de données aux grandes entreprises comme VISA, Mastercard ou PayPal. Ce qui est quelque peu bizarre, c’est que quand vous allez acheter un pain à la boulangerie derrière le coin, celle où vous allez depuis votre enfance, soudain une multinationale gagne de l’argent sur cette simple transaction anodine.”

La digitalisation rend les banques vulnérables

“Nombreux sont ceux qui réalisent que la digitalisation omniprésente rend le système financier plus instable, mais ils considèrent que c’est inhérent au capitalisme”, souligne M. Scott, qui évoque un autre clivage. Il y a quelques mois, Johan Thijs, le CEO de KBC, a mis en garde contre la facilité avec laquelle les épargnants peuvent retirer leur argent d’une banque. “Il suffit d’un clic de souris pour que l’argent disparaisse d’une banque”, a-t-il déclaré. Premièrement, parce que les informations, pas toujours correctes, se répandent à la vitesse de l’éclair dans les médias sociaux. Ensuite, parce que les gens ont un accès direct à leur argent par le biais des canaux numériques”.

Pourtant, la digitalisation de notre système de paiement est facilitée de toutes parts, y compris par les législateurs. Les commerçants sont obligés de proposer des paiements électroniques depuis le 1er juillet 2022. L’argent liquide a toujours cours légal en Belgique, même si le Service public fédéral Économie constate que le nombre de plaintes pour un refus d’argent liquide est en augmentation. En 2021, le service a reçu 63 plaintes pour refus d’argent liquide. En 2022, ce nombre s’élevait déjà à 316. Au cours du premier semestre de cette année, il y a déjà eu 179 plaintes de clients dont l’argent liquide avait été refusé. Et il n’y a pas que le paiement en espèces qui est rendu plus difficile. Les retraits d’espèces au guichet sont découragés par les banques depuis des années, et il devient de plus en plus difficile de trouver une agence bancaire.

Le cash est considéré comme suspect

Selon M. Scott, la contradiction la plus sous-estimée est celle qui oppose l’économie formelle à l’économie informelle. L’économie informelle, basée sur l’argent liquide, est désormais considérée comme suspecte, voire criminelle. “Une communauté basée uniquement sur l’économie officielle et numérique est une société peu chaleureuse. Autrefois, les petites affaires quotidiennes étaient réglées de manière informelle, ce qui créait un lien. Comme expliquer son chemin à quelqu’un. Aujourd’hui, nous avons Google Maps. C’est pratique et facile, mais au lieu de parler à quelqu’un, nous partageons une fois de plus nos données de localisation avec une multinationale. Un service au départ gratuit et de personne à personne bénéficie aujourd’hui d’un avantage financier grâce à la digitalisation “.

Scott pense que nous tenons trop pour acquis la digitalisation de notre système de paiement et la commercialisation qui l’accompagne : “Si je devais le décrire en termes marxistes, les fintechs définissent l’hégémonie culturelle, plus encore que les banques traditionnelles. Elles ont créé une nouvelle superstructure de progrès, d’automatisation, d’accélération. Quiconque défend l’argent liquide sera traité comme un criminel.”

Une publicité trompeuse

“L’argent liquide est présenté comme une technologie dépassée, un peu comme si l’on continuait à ne jurer que par le cheval et la charrette alors que l’on peut conduire une voiture. Mais cette comparaison est erronée car si de nombreuses technologies sont à l’origine de changements, cela ne rend pas les anciennes technologies complètement obsolètes. Pensez au courrier électronique. Il n’a pas rendu la lettre complètement dépassée, mais il a, par exemple, relégué le fax au rebut. L’argent liquide est comme une bicyclette, les paiements numériques sont comme Uber. La bicyclette est bien plus ancienne qu’Uber, mais elle offre une expérience différente et est plus populaire aujourd’hui que jamais”, précise M. Scott.

“La promotion des méthodes de paiement numérique peut être comparée à ce que l’on voit dans les publicités pour les voitures : on voit toujours une voiture qui roule sur une belle route côtière mais jamais on ne la verra à l’arrêt dans un embouteillage. C’est la même chose lorsqu’on parle des paiements numériques, on vous dira « profitez de la vitesse, de la commodité » mais vous n’entendrez jamais parler de l’invasion de votre vie privée et du risque de phishing (hameçonnage) ».

“Je ne suis pas un absolutiste, c’est une question d’équilibre”, explique M. Scott. “Les différentes méthodes de paiement ont leur utilité à différents niveaux. Nous devons nous éloigner du mantra selon lequel l’accélération et l’automatisation sont les seules formes de progrès. Un système monétaire résilient et équilibré dans lequel chacun a l’autonomie de gérer ses affaires financières numériquement ou non ne pourrait-il pas être considéré aussi comme un progrès”, conclut M. Scott.

Par Bruno Iserbyt

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