La banque islamique offre des alternatives aux prêts à intérêt
Pour de nombreuses personnes, les taux d’intérêt négatifs constituent une réalité nouvelle. Mais cela fait des siècles que l’intérêt est proscrit chez les musulmans. Et pour le financement aux particuliers, c’est un défi compliqué.
Du compte d’épargne au prêt immobilier, la notion d’intérêt est un élément fondamental de notre système financier. Mais dans l’islam, générer de l’argent à partir de l’argent est considéré comme un péché. Il est strictement interdit aux musulmans de payer ou de recevoir des intérêts. Les jeux d’argent et la spéculation sont également prohibés, tout comme la prise de risques financiers inutilement élevés et la revente de dettes.
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“Tout part du principe général d’équité sociale et économique”, explique l’islamologue Rachida Talal-Azimi, qui s’est spécialisée dans la banque islamique lors de son doctorat à l’université Radboud de Nimègue. “L’islam a toutes sortes de règles et d’incitations visant à réduire les inégalités matérielles entre les gens. Les transactions financières doivent être au service de l’économie réelle, un principe que connaît également le christianisme. Produire de l’argent à partir de l’argent, sans lien avec une activité économique, ne remplit pas cette condition. Il n’y a rien de mal à faire du profit à condition que les principes généraux soient respectés là aussi. Ainsi, dans une transaction économique, les parties doivent partager les risques et tous les intéressés doivent conclure des accords transparents de façon à exclure toute ambiguïté.”
De nombreux musulmans de notre pays optent pour des solutions intermédiaires. Ils utilisent un compte d’épargne, par exemple, mais font don des éventuels intérêts perçus à une oeuvre de charité.
Un compte d’épargne, un prêt au logement, des obligations: tous sont porteurs d’intérêts et donc interdits aux musulmans. En théorie, les actions et les dividendes associés sont parmi les rares produits classiques autorisés. Mais en pratique, on retrouve toute une série d’objections. Une action d’AB InBev, par exemple, est problématique car la consommation d’alcool est considérée comme un péché. L’activité ou la société à l’origine de l’action ne doit pas être en contradiction avec la loi islamique. Si on respecte scrupuleusement les règles, presque toutes les actions classiques posent problème car la plupart des entreprises utilisent d’une manière ou d’une autre un financement à intérêt. De ce point de vue, on peut conseiller à l’investisseur de consulter l’indice Dow Jones Islamic Market, qui ne comprend que des actions approuvées (voir tableau).
Alternatives
Pour contourner l’intérêt, la banque islamique a élaboré diverses alternatives. L’une d’elles est la mourabaha, un contrat courant pour les musulmans pratiquants, dans lequel un supplément de prix est convenu, par exemple pour acheter une maison: la banque achète une maison sur le marché, puis la revend immédiatement à un particulier avec une marge bénéficiaire convenue au préalable. Ce dernier paye la maison par remboursements échelonnés du capital.
Mais la mourabaha fait elle aussi l’objet de critiques. Techniquement, on n’a pas recours à l’intérêt mais le respect du principe sous-jacent est sujet à débat. Et puis, pour déterminer la marge bénéficiaire, les banques seront tentées de se baser sur les taux d’intérêt commerciaux en vigueur par ailleurs.
Une formule moins sujette à controverse est celle de la mousharaka moutanaquissa, ou “partenariat dégressif”: la banque et le particulier achètent une maison ensemble et en sont les copropriétaires. Ensuite, le particulier verse un montant mensuel à la banque, jusqu’à ce qu’il soit complètement propriétaire de la maison. Jusque-là, il paye donc un loyer à la banque pour l’usufruit de la maison.
Des solutions existent également pour les musulmans qui souhaitent placer leur argent et les entrepreneurs en quête de capitaux. Il y a notamment le mécanisme du soukouk, réputé être l’équivalent islamique d’une obligation alors qu’il s’agit plutôt d’un certificat d’investissement. Dans ce cadre, quand on investit dans une entreprise, on n’a pas droit à un intérêt fixe, mais à une part des revenus de l’activité économique sous-jacente.
Obstacles
Dans diverses parties du monde, la banque islamique fait déjà partie du système financier. Mais elle n’en est encore qu’à ses débuts en Europe. “Au Royaume-Uni surtout, mais aussi en Allemagne, il y a déjà des initiatives concrètes. En Belgique ou aux Pays-Bas, il n’existe toujours pas de banque islamique”, observe Rachida Talal-Azimi. Par ailleurs, la fédération du secteur financier Febelfin confirme qu’aucune banque traditionnelle dans notre pays n’a encore pris de mesures concrètes pour répondre aux besoins financiers des musulmans.
“Ce n’est guère étonnant, note David Bassens, professeur à la VUB, qui a mené dans le passé des recherches sur le potentiel de la finance islamique dans notre pays. L’intérêt est non seulement essentiel pour notre système financier mais aussi pour une grande partie de nos politiques et de notre législation. Prenons la mourabaha: la maison change deux fois de propriétaire ; les droits d’enregistrement devront donc être payés deux fois, ce qui fait vite un surcoût de 30.000 euros. Pour évacuer ce genre d’obstacle, il faudrait presque prévoir un code fiscal parallèle pour les banques islamiques, ce qui paraît actuellement très peu probable.”
Un système bancaire strictement islamique n’est guère réaliste, selon David Bassens: “On estime que la banque islamique ne représente que 1% du système financier mondial. Quiconque opère sur un marché aussi restreint sera tôt ou tard exposé à un financement externe. Même dans un pays comme la Malaisie, où l’islam est la religion officielle et où la banque islamique est une part essentielle du système financier, il existe toujours une imbrication évidente avec les circuits bancaires capitalistes.”
Solutions intermédiaires
Les nombreuses difficultés pratiques conduisent à des interprétations divergentes des règles. L’absence d’autorité centrale y contribue également. Contrairement à l’Eglise catholique, l’islam n’a pas d’autorité terrestre reconnue partout. Il y a bien des savants qui émettent des fatwas, c’est-à-dire des avis faisant autorité en réponse à certains questionnements, qui ont pour but d’aider au respect de la foi musulmane dans la vie quotidienne. Il y a quelques années a été publiée une fatwa très controversée affirmant que l’interdiction de l’intérêt était moins stricte pour les musulmans formant une minorité dans le pays où ils vivent.
“Dans l’islam, des exceptions sont faites dans les situations d’urgence. La viande de porc est interdite, par exemple, mais cela ne s’applique pas à quelqu’un qui risque de mourir de faim, ajoute Rachida Talal-Azimi. L’interdiction de l’intérêt, quant à elle, est si fondamentale que, selon la plupart des érudits musulmans, elle ne peut être violée qu’en cas de besoin extrême. Le fait qu’en Belgique, il n’existe pas de réelles alternatives au prêt immobilier traditionnel n’est donc généralement pas considéré comme une urgence. Il y a toujours la possibilité de louer.” Mais tous les musulmans ne sont pas d’accord: dans le contexte actuel, beaucoup pensent qu’il est impossible d’échapper au système bancaire traditionnel et dans l’attente de véritables alternatives, de nombreux musulmans de notre pays optent pour des solutions intermédiaires. Ils utilisent un compte d’épargne, par exemple, mais font don des éventuels intérêts perçus à une oeuvre de charité. D’autres ne voient pas grande différence entre un prêt au logement portant intérêt et la formule mourabaha.
Le juste milieu
La banque islamique a-t-elle un avenir dans notre pays? Il y a encore trop d’incertitudes pour répondre à cette question. Le thème est sans nul doute bien d’actualité dans la communauté musulmane mais il est difficile d’en cerner le vrai potentiel. Comme il est légalement interdit de collecter des données sur les personnes en fonction de leurs convictions religieuses, il est pratiquement impossible de chiffrer le phénomène. Ce qui fait aussi qu’il est très difficile d’apprécier la faisabilité des initiatives dans ce domaine.
“Si de telles initiatives veulent vraiment avoir une chance de percer, il me semble inévitable que du côté de l’offre, un juste milieu soit trouvé entre le dogme islamique et le capitalisme”, conclut David Bassens, qui souligne les similitudes avec la banque socialement responsable, déjà plus établie. “Dans les deux cas, on se fonde très clairement sur un certain nombre de principes éthiques et sociaux, et les secteurs qui contredisent ces principes sont exclus. A mon avis, les valeurs et modèles de la banque islamique peuvent servir d’inspiration pour un système financier plus durable et lutter contre les inégalités matérielles. Mais pour la mise en oeuvre pratique, je pense qu’il faudra suivre l’esprit plutôt que la lettre de la loi.”
Investir avec Ambruco
Dans notre pays, l’offre est encore très limitée pour les musulmans qui souhaitent investir. Avec Ambruco, la première société d’investissement islamique en Belgique et aux Pays-Bas, cela va bientôt changer. Les investisseurs deviennent actionnaires des entreprises par le biais d’Ambruco. Selon les fondateurs, tout est fait en conformité avec les règles islamiques. Ambruco sera actif dans les secteurs de l’agriculture, de la chimie, de l’immobilier, de la santé et des biens de consommation.
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Et chez les chrétiens?
“Bien que la doctrine sociale chrétienne ne comporte pas d’interdictions strictes, il y a là aussi des principes explicites, explique Ellen Van Stichel, professeure liée à l’unité de recherche en éthique théologique et comparative de la KU Leuven. Dans les transactions économiques et financières, c’est le but poursuivi qui importe. Contribue-t-on au bien-être général ou ne vise-t-on que le profit d’une des parties? La spéculation, par exemple, ou toute opération financière qui n’a rien à voir avec l’économie réelle est très sévèrement jugée. En 2013, à ce propos, le pape François a fermement condamné ‘l’idolâtrie de l’argent’.”
“En ce qui concerne l’intérêt, une distinction est faite qui tient compte là aussi de la finalité. S’il s’agit de couvrir les frais et le risque, il n’y a pas de problème. Mais l’usure, c’est-à-dire le fait pour une partie de s’enrichir excessivement aux dépens d’une autre sans prendre de risque, est totalement inadmissible. La dignité humaine est très importante et le travail prime toujours sur le capital. Dans une décision économique ou financière, la rentabilité ne peut l’emporter sur le sort des travailleurs.”
“Concrètement, cela signifie que si l’on veut concilier finances et valeurs chrétiennes, il faut avant tout tenir compte de l’impact sur les gens et la société. Il vaut donc mieux faire attention à la politique d’investissement de sa banque ou l’activité sous-jacente d’un produit financier.”
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