Johan Thijs (CEO de KBC): “Le véritable pouvoir de l’IA est en train d’émerger”
Il est toujours intéressant d’avoir l’avis d’un banquier comme Johan Thijs pour mieux comprendre les soubresauts qui agitent la planète finance. Si la crise bancaire aux Etats-Unis n’a pas dit son dernier mot, le CEO de KBC se veut rassurant. Quant à la déferlante de l’intelligence artificielle, il se félicite des bénéfices qu’elle génère pour le bancassureur.
Tirant pour la plupart profit de la hausse des taux d’intérêt, les grandes banques de la zone euro ont enregistré de solides résultats au premier trimestre. Chez nous, KBC (CBC en Wallonie et KBC Brussels dans la capitale) a quasiment doublé ses bénéfices par rapport au premier trimestre 2022. Sur les trois premiers mois de l’année, le groupe de banque et d’assurance belge a engrangé 882 millions d’euros. Un résultat que le CEO Johan Thijs juge “excellent”, compte tenu des turbulences provoquées par la crise bancaire qui, en mars, a envoyé au tapis trois banques régionales américaines, dont Silicon Valley Bank (SVB).
TRENDS-TENDANCES. Ces turbulences des derniers mois, comment les avez-vous vécues?
JOHAN THIJS. Cela a été assez intense. Deux jours avant la chute de SVB, j’étais en Allemagne pour un investor roadshow avec des investisseurs. L’ambiance était positive. Après le week-end durant lequel SVB est tombée en faillite, j’étais à Londres pour un autre roadshow. L’atmosphère n’était déjà plus du tout la même. Les questions des investisseurs étaient plus agressives. Une semaine plus tard, j’étais en France, encore pour un roadshow. Credit Suisse venait d’être absorbé par UBS et 17 milliards de dollars d’obligations convertibles AT1 (Additionnal Tier 1, Ndlr) venaient d’être déclarés sans valeur. Je peux vous assurer que tout le monde se demandait ce qui se passait.
L’intelligence artificielle n’est pas quelque chose de nouveau pour KBC. Cela fait maintenant plusieurs années que nous investissons dans le domaine.
C’était la panique?
Je ne dirais pas la panique, mais plutôt le stress… Il a fallu un peu de temps à tout le monde pour comprendre que l’annulation par les autorités suisses de ce type d’obligation était exceptionnelle et différente des règles en vigueur dans la zone euro. Les investisseurs se sont aussi vite rendu compte que les banques américaines telles que SVB étaient dans une situation très différente de celle des banques européennes.
Très vite, on a aussi pointé du doigt la réglementation.
Elle a été assouplie par l’administration américaine en 2019 parce que ces banques régionales, dont le total des actifs était inférieur à 250 milliards de dollars, étaient censées ne présenter aucun risque systémique. Pourquoi? Parce que l’on partait du principe qu’une banque comme SVB pouvait facilement être absorbée par d’autres grands acteurs du secteur bancaire américain en cas de problème. Mais si ce raisonnement est correct sur le plan économique, il y a aussi l’impact psychologique. Tout d’un coup a donc ressurgi la question de savoir si l’on n’était pas en train de revivre une crise comme en 2008, ce qui a déclenché beaucoup de mécanismes de défense.
Justement, avez-vous pris des mesures particulières?
En 2020, au début de l’épidémie de covid, nous avons porté notre ratio de liquidité de 120 à 160%. Et depuis lors, nous maintenons ce haut niveau de liquidité. C’est presque toujours une crise de liquidité qui met une banque par terre. Face à des déposants qui retirent en masse leur argent, il est extrêmement difficile de stopper l’hémorragie. Il faut donc anticiper.
Plus concrètement?
Aujourd’hui, notre ratio de liquidité se monte toujours à 152%. Nos réserves de liquidités s’élèvent à 92 milliards d’euros. Imaginons que nous subissons une fuite importante de capitaux de dépôts qui durerait 30 jours. Dans ce cas-là, il nous resterait toujours un tampon substantiel de liquidités, plus concrètement quelque 40 milliards d’euros.
Cette politique nous coûte beaucoup d’argent, mais c’est un choix. Nous ne voulons prendre aucun risque.
Le pire est-il maintenant derrière nous?
Il n’est pas impossible que d’autres banques régionales américaines connaissent les mêmes problèmes que SVB, à savoir des dépôts à court terme extrêmement volatils replacés dans des produits à plus long terme comme des bons du Trésor américain à deux ou trois ans. Mais en Europe, je ne vois pas de problème majeur pour les 120 banques systémiques qui sont contrôlées par la BCE et qui doivent présenter d’importantes réserves de liquidités. La visibilité sur les petites institutions qui relèvent des superviseurs nationaux est plus limitée. Mais en général, le système bancaire en Europe est aujourd’hui plus sûr qu’aux Etats-Unis. Raison pour laquelle la réglementation va être fondamentalement revue là-bas, et probablement d’ailleurs aussi en Europe.
Vous craignez un nouveau tour de vis réglementaire?
Aux Etats-Unis, des règles plus strictes seront sans aucun doute instaurées. Mais je ne me fais aucune illusion. Les règles européennes vont également être évaluées. Il va y avoir ce que j’appelle un assessment, et je ne serais pas étonné que cela conduise à terme à des exigences de capital et de liquidité encore plus élevées.
Ce qui a provoqué la chute de SVB, c’est que les clients ont rapidement pu retirer leurs dépôts grâce aux canaux numériques. Quelles leçons tirez-vous de ce premier “bank run” digital?
Il est clair que, de ce point de vue-là aussi, le monde a fondamentalement changé par rapport à 2008. J’utilise l’expression suivante pour illustrer ce changement complet: a bank run is only one click away! Dans le monde digital d’aujourd’hui, le bank run est à un clic de souris. L’information est disponible en temps réel. Les médias sociaux jouent un rôle majeur à cet égard, alors que l’information qui circule sur le web n’est pas forcément toujours correcte. Il suffit d’un clic sur son smartphone pour retirer son argent. C’est ce qui s’est passé avec le tweet de Peter Thiel pour SVB qui a créé la panique et mis la banque en faillite. C’est la raison pour laquelle, mais c’est notre philosophie depuis longtemps, KBC s’efforce d’avoir d’importantes réserves de liquidités et une solide base de capitaux, d’être une banque parmi les plus performantes de son secteur, etc. A chaque crise bancaire, nous voyons d’ailleurs que les capitaux affluent vers KBC. Nous sommes un safe haven.
Nous estimons que Kate génère un gain de productivité de 1,5% par an.
L’autre grand sujet du moment, c’est l’intelligence artificielle. Comment KBC se positionne- t-il par rapport à la révolution de l’IA qui s’accélère?
L’intelligence artificielle n’est pas quelque chose de nouveau pour KBC. Cela fait maintenant plusieurs années que nous investissons dans le domaine. Les premiers projets remontent à 2013. Nous avons en interne une équipe assez nombreuse. Plus de 100 personnes travaillent aujourd’hui full time sur des solutions d’intelligence artificielle comparables à celles qui sont à la base de ChatGPT.
Vous utilisez ChatGPT?
Vous pouvez faire des choses incroyables avec ChatGPT. Mais son utilisation est interdite chez KBC. Pour la simple raison que ChatGPT se base sur des informations et des données qui sont publiques. Tout ce que l’on y introduit devient public. En tant que banque, nous ne pouvons pas nous le permettre pour des raisons stratégiques, de confidentialité et de protection de la vie privée.
L’un de vos projets les plus connus en matière IA est votre assistant virtuel Kate. Où en êtes-vous?
Son succès dépasse nos attentes. Kate fait déjà deux fois mieux que les objectifs que nous nous étions fixés pour fin 2023. Deux ans après son lancement, elle comprend et répond correctement à 60% des questions qui lui sont posées. Plus de trois millions de nos clients font activement appel à elle. KBC a développé l’un des meilleurs assistants numériques avec Kate.
Qu’est-ce que ces développements apportent à KBC?
En premier lieu, la satisfaction des clients, mais également des gains de temps, des économies de coûts et une plus grande efficacité. Tout aussi bien pour nous que pour nos clients. Une grande partie des tâches purement administratives ne sont plus exécutées par les collaborateurs. Nous estimons à 8 minutes le gain de temps pour chaque demande qui est traitée de manière numérisée. Multiplié par des 17 millions d’interactions par an, faites le compte. Le temps dégagé pour aider le client dans le cadre d’opérations plus complexes, telles que demander un conseil pour des investissements ou des explications dans le cadre d’une succession, est énorme. Nous estimons que Kate génère ainsi un gain de productivité de 1,5% par an.
Kate fait-elle aussi office d’assistante pour les employés en agence?
Oui, elle prend les rendez-vous dans leur agenda et prépare les dossiers des clients. Elle propose un aperçu complet du profil, des attentes, ainsi que des éventuelles réclamations de chaque client. Elle est également proactive sur le plan commercial. Rien que sur les trois premiers mois de l’année, nous avons enregistré 9.000 ventes digitales supplémentaires. Et tant les clients que les employés, alors qu’ils étaient assez sceptiques au départ, se disent satisfaits.
Cette plus grande efficacité ne risque-t-elle pas de se traduire un jour par moins de personnel?
Le développement de Kate n’a pas pour objectif de réduire le nombre d’employés. L’idée derrière Kate et l’intelligence artificielle, c’est d’avoir un enhanced staff, c’est-à-dire d’avoir une assistance pour les collaborateurs. Je pars du principe que KBC en tant que groupe de banque et d’assurance continuera de croître et que nous aurons besoin de tout le monde. C’est simple: KBC emploie aujourd’hui 45.000 personnes pour 13 millions de clients. Il est impossible d’avoir une solution sur mesure pour chacun d’entre eux. Sauf si vous avez un service comme Kate qui prend en charge les opérations simples.
Kate pourra-t-elle un jour répondre à toutes les questions et être aussi intelligente qu’un être humain?
Ce qui est sûr, c’est que les ordinateurs sont de plus en plus puissants et que de plus en plus de données sont disponibles. Le véritable pouvoir de l’IA est en train d’émerger. Je suis convaincu que d’ici deux ou trois ans Kate trouvera des solutions à 75% des questions qui lui sont posées. Plus de données sont injectées dans le système, plus cela devient possible. C’est la force de l’intelligence artificielle: elle fonctionne de manière exponentielle.
Profil
· Né en 1965
· 1988: entame sa carrière au sein de l’assureur ABB qui formera KBC suite à sa fusion avec Kredietbank et Cera
· 1995: responsable du département non-vie, région Limbourg (ABB)
· 1998: regional manager au sein de KBC Assurances
· 2001: senior general manager assurance non-vie, KBC Assurances
· 2006: membre du comité exécutif de KBC Belgium
· 2009: membre du comité exécutif de KBC et CEO de KBC Belgium.
· Depuis 2012: CEO de KBC
· Depuis 2017: président de Febelfin
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