Intelligence artificielle et supervision bancaire : vers une révolution des pratiques
Veille réglementaire, optimisation des processus internes, prévention des risques : les chiens de garde de la planète finance ne sont pas en reste et exploitent, eux aussi, le potentiel de l’IA pour assurer leur mission de surveillance.
La déferlante de l’intelligence artificielle (IA) n’épargne aucun secteur de l’économie, et certainement pas la finance qui est en première ligne face à la révolution. Les banques investissent massivement dans la technologie qui s’impose comme un outil puissant modifiant en profondeur tous les métiers de la finance. Conséquence logique, l’IA s’immisce aussi dans le travail des instances chargées d’assurer la surveillance du secteur.
Responsables de la stabilité du secteur financier, les superviseurs bancaires ont en effet tout intérêt à adopter l’IA pour faire face aux défis croissants de leur mission. “Le rôle de la supervision bancaire de la BCE est essentiellement de veiller à la santé et la solidité des banques, et non pas de leur dicter les modèles d’activité et les technologies à adopter. En revanche, nous pouvons exploiter la puissance de l’IA pour déchiffrer les données, cerner les risques et accélérer les processus, laissant ainsi à l’analyse et au jugement humains davantage de temps dans un monde toujours plus complexe”, peut-on lire sur le site internet de la BCE dans un article intitulé “Des données aux décisions : IA et supervision” écrit par Elizabeth McCaul, membre du conseil de surveillance prudentielle de l’institut monétaire basé à Francfort.
C’est clair, la gardienne de l’euro ne veut pas rater le train et entend utiliser pleinement le potentiel de l’IA dans le cadre de sa mission de contrôleur des grandes banques de la zone euro (BNP Paribas, Deutsche Bank, ING…). “Nous avons reconnu très tôt la nécessité d’utiliser l’innovation numérique et l’IA pour améliorer l’efficacité de la supervision bancaire européenne, prolonge Elizabeth McCaul. Nous avons déployé une stratégie numérique ambitieuse afin d’étayer nos capacités d’analyse et investi dans des applications prudentielles (supervisory technology ou suptech) visant à superviser un secteur bancaire complexe et à gérer toujours plus de données et de tâches”, souligne la responsable de la BCE.
Plus concrètement, une quinzaine d’applications et de plateformes ont été développées ces trois dernières années pour plus de 3.500 utilisateurs à la BCE et au sein des superviseurs nationaux. À titre d’exemple, un outil baptisé Athena traduit et analyse le contenu des documents prudentiels tout en l’associant aux informations d’autres sources (médias publics, etc.), ce qui donne à la BCE un meilleur éclairage sur les banques et leurs risques.
L’intelligence artificielle peut optimiser la surveillance et renforcer la sécurité du secteur financier.
La BNB bien au fait
Si la BCE se prépare activement depuis un certain temps à l’émergence de l’IA, qu’en est-il de notre propre gendarme bancaire national ? “Cela fait plusieurs années que la BNB utilise l’IA dans ses activités, notamment pour les modèles d’analyse économique, indique Geert Sciot, porte-parole de la Banque nationale. Avec l’arrivée de nouvelles technologies comme l’IA générative, la BNB poursuit ses investissements et développe activement ses propres outils. Un premier cas d’usage est prêt à être mis en service, tandis que plusieurs modèles sont en cours d’expérimentation. Il s’agit d’un effort significatif qui a pour objectif de soutenir l’écosystème de supervision, et nous projeter dans le monde de demain. La BNB est en la matière reconnue comme étant précurseur à l’échelon européen.”
Notre gendarme bancaire n’est donc pas en reste. Loin de là. Suivi des évolutions réglementaires, automatisation des tâches administratives, détection d’anomalies… Grâce à l’IA, il est en effet possible de traiter et d’analyser des masses importantes de données en un temps record. De quoi avoir une vue d’ensemble sur la santé des institutions et du marché, facilitant ainsi une prise de décision plus rapide et plus documentée. “Nous vivons dans un monde où la donnée exploitée pour le contrôle devient de plus en plus volumineuse, mais aussi qualitative, avec le développement (normes environnementales, sociales, technologiques), poursuit Geert Sciot. À cela s’ajoute une exigence de réglementation et de rapidité sans cesse croissante, et un contexte géopolitique mouvant. Dans cet environnement, l’IA permet d’accélérer le traitement des informations disponibles, et de les mettre en relation plus facilement entre elles. Nous travaillons déjà à partir de larges volumes de données qui demandent des compétences spécifiques en termes de traitement automatisé, et l’IA constitue une nouvelle étape dans les progrès que nous réalisons.”
Le but ? Accompagner les collaborateurs et le secteur bancaire dans l’intensification des exigences qui incombent à la BNB. “Car l’IA permet de rechercher des informations de manière plus spécifique, et permet ainsi à nos collaborateurs d’accélérer le temps de traitement pour se concentrer sur l’analyse et le contrôle en tant que tels, prolonge le porte-parole de la BNB. L’IA peut également automatiser et digitaliser les tâches routinières et répétitives, libérant ainsi du temps pour des activités plus complexes et stratégiques. Tout cela permet aux banques centrales de collecter et d’analyser de plus vastes quantités de données plus efficacement et donc, par exemple, d’améliorer nos prévisions économiques”, complète Geert Sciot, affirmant que l’IA a le potentiel de transformer tous les métiers des chiens de garde de la finance tels que la BNB, de la gestion des risques à la sécurisation de l’infrastructure des paiements, au point de redéfinir ses pratiques et sa capacité à innover.
Modèles prédictifs
Mais en quoi, au juste, tout cela peut-il contribuer à avoir des banques plus solides ? On le sait, les tests de résistance bancaire, ou “stress tests”, sont un outil essentiel pour évaluer la capacité des banques à faire face à des chocs économiques soudains. Les modèles d’IA peuvent simuler des scénarios économiques multiples et complexes, en tenant compte de divers facteurs, pour évaluer les impacts potentiels sur les banques. Et donc ? “L’IA offre de nombreuses opportunités dans ce domaine qu’il faut saisir, explique Geert Sciot. Notre ambition est de générer des modèles prédictifs qui évaluent plus précisément la solvabilité des emprunteurs mais aussi de créer des simulations de crises financières ou des scénarios de stress pour tester la résilience des institutions financières. Les superviseurs travaillent en Europe sur différents projets : filtrer le contenu des informations des médias sociaux afin d’anticiper un éventuel bank run (panique bancaire qui conduit les clients à retirer en masse leur argent, ndlr), analyser le risque climatique lié aux biens mis en garantie d’une hypothèque, vérifier en temps réel si un cyber incident rapporté par un établissement peut en impacter un autre, etc. Il s’agit d’accroître encore davantage notre approche fondée sur les risques, ainsi que nos capacités de prédiction.”
Managing partner chez Reacfin, société de conseil en actuariat, en finance quantitative et en IA appliquée à la finance, qui conseille des institutions financières en Belgique et en Europe dans l’adoption d’outils d’IA, Jean Dessain abonde dans ce sens. Selon lui, les nouvelles technologies d’intelligence artificielle peuvent clairement renforcer la sécurité et optimiser la surveillance. “D’abord parce que l’IA peut renforcer l’efficacité des institutions financières, réduire leurs coûts, accroître leurs revenus, améliorer leurs produits, et donc améliorer la stabilité financière du secteur et renforcer aussi la protection des épargnants, dit-il. Ensuite parce que le déploiement de projets d’IA s’accompagne de nombreux défis : qualité des données, infrastructure IT, absence de biais et d’erreurs des modèles, etc.” Et donc, au final, c’est toute une culture de l’IA qui est nécessaire, depuis le conseil d’administration jusque dans chaque département pour que les projets soient un succès, explique Jean Dessain, également professeur de finance à l’UCLouvain. “Cette culture de l’IA doit inspirer la stratégie, la gouvernance, les processus et les choix technologiques des institutions financières, ce qui n’est ni sans risques ni sans coûts. Mais c’est un impératif, et une transition que les régulateurs peuvent accompagner. Ce qui veut dire que ces derniers devront aussi intégrer en interne cette révolution”, souligne encore Jean Dessain, faisant référence aux formations proposées par Reacfin, qui visent à sensibiliser les conseils d’administration pour veiller à cette adoption d’une culture IA.
Limites et précautions
Leur permettant de renforcer leur capacité d’analyse, l’intelligence artificielle représente donc une opportunité majeure pour les superviseurs bancaires. “Pour les régulateurs, cela signifie une meilleure identification des risques potentiels, une détection plus rapide des anomalies et une supervision plus proactive du secteur bancaire, résume Jean Dessain. La plupart sont très au fait de l’IA, de son potentiel et de ses risques, et la BNB ne fait pas exception. Ils sont d’autant plus au fait de l’importance de l’IA et de ses challenges qu’ils se trouveront en première ligne pour veiller à l’application de l’AI Act (directive qui encadre l’IA en Europe, ndlr) par les institutions financières.” Un défi de taille, selon l’expert de Reacfin. “Car cela veut dire que pour l’adoption d’outils IA, les régulateurs seront confrontés à des challenges similaires à ceux auxquels sont confrontées les institutions régulées, dit-il. Ils devront s’équiper en moyens matériels et humains pour veiller à ce que cette réglementation soit bien appliquée par le secteur financier. Un élément crucial est, à mon sens, le design de projets d’IA où homme et machine collaborent. C’est là que se jouera le succès de l’IA. Je ne suis pas un grand fan de modèles entièrement automatiques et sans contrôle humain. Je pense d’ailleurs que cela deviendra de plus en plus une exigence à la fois des régulateurs et des clients.” Manière de dire que l’intégration de l’IA dans le domaine de la supervision bancaire doit être soigneusement encadrée pour éviter les écueils. Dans cette quête de stabilité financière, IA et contrôleurs humains peuvent former une alliance prometteuse pour construire un secteur bancaire (encore) plus sûr.
Intelligence artificielle
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