Famille Sluys: “Nous avons parfois péché par excès d’enthousiasme”
La famille d’investisseurs flamande Sluys en est toujours à sa première génération. Jos, le paternel qui a créé Saffelberg Investments, tient soigneusement ses trois enfants à l’écart de la scène publique, qu’il fréquente lui-même très peu. Et Saffelberg ne s’en tire pas mal, malgré quelques échecs retentissants qui l’ont mis sous les feux des projecteurs et qui n’ont pas été faciles à digérer.
Les fortunes discrètes de Flandre
Plusieurs familles flamandes se sont constitué d’importants portefeuilles d’investissement au fil des ans. Elles font ainsi prospérer et croître notre économie. Trends-Tendances présente chaque mois une de ces familles souvent méconnues.
Le titre de cette rubrique convient parfaitement à Jos Sluys. La discrétion du fondateur de la société d’investissement Saffelberg Investments est légendaire. “Jos passera tout à l’heure”, s’excuse son compagnon de route Luc Osselaer qui nous accueille au château de Saffelberg, le port d’attache du fonds, à Gooik. Deux heures plus tard, Jos Sluys ne s’était toujours pas montré… Et ne le fera pas. Tout au plus acceptera-t-il un rendez-vous ultérieur avec notre photographe. Il faut sans doute y voir les séquelles de quelques investissements malheureux (Optima Bank et le groupe de mode FNG) et de l’attention médiatique qu’ils ont générés. “Chaque fois qu’un journaliste rencontre Jos, commente Luc Osselaer, il revient sur ces dossiers. Jos en a un peu assez.”
Jos veut absolument éviter que ses enfants soient jetés trop tôt dans le grand bain.” – Luc Osselaer, Saffelberg Investments
Car les chiffres démontrent que Saffelberg ne se résume pas à ces deux faux pas. Entre sa création en 2008 et 2020, l’année du dernier bilan déposé, les fonds propres ont grossi de 230 à 367 millions d’euros. Selon Luc Osselaer, ils atteignaient même 390 millions d’euros en 2021. En 14 ans, Saffelberg s’est donc enrichi d’environ 160 millions d’euros, soit une croissance de 70%: 120 millions proviennent du solde des plus et moins-values sur la vente de participations, le reste des revenus d’obligations et d’autres titres. Depuis sa création, Saffelberg a ainsi enregistré un taux de rendement interne (TRI) – un critère qui tient compte du revenu des montants investis mais aussi du temps nécessaire pour obtenir ce rendement – de 4 à 5% par an. “A première vue, cela semble modeste, mais nous parlons ici d’une longue période de taux zéro, explique Luc Osselaer. Sur la durée, un TRI aussi stable sur un capital important génère des résultats appréciables. Mais nous allons à présent entamer un chapitre compliqué de notre histoire. L’inflation va atteindre les 10%. Où trouver des placements qui rapportent 10% par an, avec une crise à venir? Nous avons récemment envoyé un message aux entreprises de notre portefeuille. Son titre: Winter is coming.”
Chance
Heureusement, Saffelberg n’a pas une horde de bailleurs de fonds à satisfaire. Le fond ne compte qu’un seul actionnaire: la famille Sluys. Et le paternel Jos Sluys n’est pas né de la dernière pluie. Ce fils de paysan du Pajottenland a combiné des études d’ingénieur civil à la VUB et une formation à la Vlerick Business School où il a rencontré Luc Osselaer. Son premier job: acheteur de poissons et de légumes pour la marque de produits surgelés Iglo-Ola, filiale d’Unilever. “Depuis, Jos est incollable sur les crevettes… et sur l’art de la négociation”, sourit Luc Osselaer. Quelques années plus tard, Jos Sluys passe chez SAP, constructeur allemand de logiciels spécialisé dans la numérisation des processus d’entreprise. “C’était les années 1990, SAP était en pleine expansion. Jos s’est vu confier le logiciel de gestion du personnel. SAP n’avait pas encore de clients pour ce module et Jos a flairé l’opportunité. En 1994, il crée Argus Integrated Solutions – en abrégé Arinso – pour installer le module SAP chez les entreprises. Le timing était parfait. Le chiffre d’affaires d’Arinso s’est envolé.”
Nous avons parfois péché par excès d’enthousiasme. Il nous est arrivé de nous engager avec des entrepreneurs après une seule réunion.” – Luc Osselaer (Saffelberg Investments)
Arinso entre en Bourse en 2000. Avec 60% des actions, Sluys reste actionnaire majoritaire, mais plus pour longtemps. En 2007, Arinso est racheté par son concurrent britannique Northgate pour 375 millions d’euros. “A l’époque, Arinso comptait 2.500 salariés dans le monde et réalisait un chiffre d’affaires de plus de 250 millions d’euros”, explique Luc Osselaer. Sluys a été payé en partie en cash, en partie en actions Northgate. “Subitement, Jos se retrouve à siéger au conseil d’administration de l’entreprise britannique, qui est en outre cotée sur la Bourse de Londres.” Mais cela n’a pas duré. Début 2008, le fonds d’investissement américain KKR rachète la totalité des actions Northgate. Peu après, Sluys fonde Saffelberg Investments avec les fonds récupérés. “Nous n’aurions pas pu rêver de meilleur timing. Lors de l’entrée en Bourse d’Arinso en 2000, les valorisations étaient au plus haut. La bulle ‘dotcom’ éclatera peu après. Idem en 2008. Si les négociations avec KKR avaient duré quelques mois de plus, elles n’auraient sans doute jamais abouti car la crise financière était sur le point d’éclater. Elle prenait de l’ampleur quand Saffelberg a commencé ses activités. Alors que les entreprises étaient sevrées de financement, Saffelberg arrive sur le marché avec 230 millions d’euros de cash: nous nous sommes immédiatement fait remarquer. Il faut être honnête: nous avons eu énormément de chance à des moments cruciaux.”
24%
La part du portefeuille de Saffelberg Investments que représentent les prêts convertibles aux entreprises.
Terrains
Un des premiers investissements de Saffelberg a été un terrain à proximité de Las Vegas. “Pendant longtemps, on n’y a pas touché. Aujour-d’hui, on y développe de l’immobilier résidentiel”, explique Luc Osselaer. Les terrains sont devenus un pilier important du portefeuille. Fin 2021, les terrains à bâtir et le développement immobilier représentaient un tiers du portefeuille. Un autre exemple est BGR, la Réserve belge de terrains qui, selon le site de Saffelberg, est propriétaire de 2.000 terrains à bâtir. “Vous pouvez qualifier BGR de banque d’épargne de terrains à bâtir, surtout dans le Brabant flamand et autour de Bruxelles”, explique Luc Osselaer. Dans le portefeuille, on trouve également le promoteur immobilier Evillas et quelques projets immobiliers étrangers. De plus, 18% du portefeuille sont investis dans du cash ou des titres liquides comme des obligations et des actions cotées en Bourse. “Au total, on arrive ainsi à une moitié d’investissements défensifs”, note Luc Osselaer. Le reste du portefeuille est investi en capital-risque. Les prêts convertibles à des entreprises représentent 24% du portefeuille. Les participations dans des entreprises et les placements dans d’autres fonds d’investissement (comme SmartFin Capital de l’investisseur en fintech Jurgen Ingels) pèsent 15% du portefeuille. Parmi ces participations, citons Medec, un constructeur d’appareils respiratoires basé à Alost. Après une faillite, Medec a connu sous Saffelberg une reprise très dynamique grâce à la pandémie de covid. Dans la liste, on remarque également l’entreprise ostendaise de recyclage des déchets Renasci, cofondée avec Luc Desender. A l’époque, Saffelberg avait déjà investi dans Electrawinds, l’entreprise d’électricité verte de Desender dont la faillite avait fait grand bruit en 2014. Mais chez Saffelberg, on n’a pas le moindre reproche à adresser à Desender. “Luc a eu beaucoup de malchance. Nous lui souhaitons tout le succès qu’il mérite avec Renasci”, tempère Luc Osselaer. La partie finale du portefeuille (7%) est investie dans des starters et des entreprises de croissance comme la louvaniste Brikl, une plateforme cloud qui héberge des “microstores” d’entreprises et d’organisations, par exemple pour les ventes de maillots de clubs sportifs.
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Club de football
Optima Bank et FNG ont-ils été digérés? Luc Osselaer ne veut pas s’étendre sur le sujet car des procédures judiciaires sont toujours en cours, dans lesquelles Saffelberg est impliquée: “Ce sera une longue bataille de procédures. Nous attendons. Financièrement, cela a été une de nos plus grosses déceptions. Au total, Saffelberg y a perdu quelque 50 millions d’euros. En 2011, Saffelberg avait acheté une participation de 10% dans Optima, qui a fait faillite cinq ans plus tard en raison de circonstances sur lesquelles nous n’avions aucune prise. L’analyse des comptes révélera qu’il n’y avait aucune justification économique à la faillite. L’épargne des clients Optima n’a jamais été en péril. Optima n’a creusé des pertes que chez les actionnaires.”
Saffelberg a également investi dans le club de foot de Malines. “Cette relation se passe très bien”, explique Luc Osselaer. En revanche, le point de non-retour a été atteint avec Dieter Penninckx, autre actionnaire important du club. Avec quelques associés, Dieter Penninckx avait développé avec beaucoup d’arrogance le groupe FNG, tombé en faillite cette année. “Penninckx a trop chargé la barque et elle a chaviré, commenter Luc Osselaer. Nous ne connaissons pas non plus la réelle origine des problèmes de FNG. L’enquête devra le déterminer.” Ces échecs ont mûri Saffelberg comme investisseur. “Nous avons parfois péché par excès d’enthousiasme. Il nous est arrivé de nous engager avec des entrepreneurs après une seule réunion, se rappelle Luc Osselaer. Cette soif d’aventure nous a valu quelques grandes réussites – pensez à Ectosense, spin-off d’Imec spécialisée dans le diagnostic de l’apnée du sommeil vendue l’an dernier avec une plus-value spectaculaire – mais aussi quelques fiascos. Nous avons donc décidé que Saffelberg devait devenir un peu plus ennuyeuse.” Luc Osselaer, récemment promu managing director, a constitué un comité d’investissement formel qui prendra désormais les décisions après le screening nécessaire des dossiers. Ce comité comprend notamment la CFO Marleen Vercammen et le juriste Arnold Benoot. Saffelberg fait également davantage appel à des spécialistes externes. Les décisions sont de préférence prises à l’unanimité, sinon à la majorité, y compris si Jos Sluys se retrouve en minorité. Et que se passe-t-il si Jos Sluys frappe du poing sur la table? “C’est son droit le plus entier. C’est son argent. Mais cela ne changera rien à la décision.”
Sang frais
Jos Sluys aura 60 ans en 2023. Luc Osselaer a un an de moins. “Soyez tranquille, nous n’allons pas organiser une liquidation générale puis fermer la porte derrière nous, sourit ce dernier. Tout en haut du capital-risque belge, vous avez les grands comme Waterland et Gimv. En bas de la pyramide, on trouve d’innombrables family offices, les véhicules d’investissement des grandes familles flamandes. En tant qu’acteur de taille moyenne, Saffelberg se positionne entre les deux et y restera.” Même si du sang frais sera appelé à la barre. “Nous avons un horizon temporel de quelques années, poursuit Luc Osselaer. Jos veut absolument éviter que ses enfants soient jetés dans le grand bain trop tôt. De plus, nous prônons la méritocratie. Arrivera à la tête du futur Saffelberg une personne qui dispose d’un passé académique et professionnel éprouvé. Le fils de Jos est ingénieur et travaille chez un acteur d’envergure mondiale du capital-risque. Les filles de Jos viennent de terminer leurs études, respectivement d’ingénieure commerciale et d’ingénieure en biologie. Nous verrons au moment adéquat si la nouvelle génération peut reprendre la barre. Sinon, nous chercherons à l’extérieur. Jusque-là, j’assurerai l’intérim.”
Les fortunes flamandes cachées
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