Comment le numérique accélère les crises bancaires
Parce qu’ils facilitent la fuite des dépôts et amplifient les mouvements de panique, services bancaires digitaux et réseaux sociaux sont de nature à accélérer les “bank runs”, selon une récente étude de la très sérieuse Banque de France.
Rumeurs, méfiance, clients qui s’en vont en masse… Souvenez-vous : c’était le 10 mars 2023. Inconnue du grand public, la Silicon Valley Bank (SVB) annonce alors sa faillite. Spécialisée dans le financement des entreprises de la tech, la seizième banque des États-Unis est victime d’un retrait massif et inattendu d’argent de la part de ses clients auquel elle ne peut faire face. Le monde assiste alors à la plus importante faillite bancaire aux États-Unis depuis la crise de 2008.
À l’origine de la débâcle ? Des dépôts à court terme replacés dans un portefeuille d’obligations à long terme. Des obligations certes plus rémunératrices, mais qui ont commencé à perdre de la valeur suite à la forte remontée des taux d’intérêt. Car quand les taux montent, les obligations se déprécient. Et les pertes peuvent tout d’un coup se matérialiser lorsqu’on est obligé de revendre ces titres avant leur terme (et donc à perte) pour rembourser les déposants qui retirent massivement leurs dépôts.
Ainsi surgit à l’époque le premier bank run digital de l’histoire, entraînant dans son sillage les déconfitures de plusieurs autres banques régionales américaines, de Signature Bank à First Republic. Sans oublier, plus près de chez nous, la déroute du géant bancaire helvétique Credit Suisse, sauvé et racheté par son éternel concurrent UBS.
Chute fulgurante
Certes, la mise au tapis de la banque californienne est avant tout le résultat d’un modèle économique hasardeux combiné à une mauvaise gestion des risques. Le tout dans un contexte de relâchement réglementaire aux États-Unis qui a permis aux banques de taille moyenne d’échapper à un contrôle rigoureux et au radar des gendarmes du secteur. Mais au-delà de ces éléments, c’est aussi la faute du numérique, qui a joué un rôle crucial dans la chute fulgurante de SVB. Habitués aux services bancaires digitaux, les clients des banques belges le savent mieux que quiconque : la numérisation croissante des services bancaires offre la possibilité incroyable de réaliser des opérations de manière instantanée à toute heure du jour ou de la nuit.
Ce confort d’utilisation n’est toutefois pas sans conséquence sur le comportement des clients. Facilité d’accès aux comptes et rapidité des transactions peuvent aussi avoir des conséquences néfastes pour la stabilité financière, d’après la Banque de France, en charge de la surveillance des établissements bancaires de l’Hexagone. “La numérisation des services bancaires et les réseaux sociaux ont été des facteurs d’accélération d’un run bancaire en facilitant les retraits des dépôts non assurés et en amplifiant la panique”, avancent les experts de la vénérable institution, estimant que les derniers grands bank runs aux États-Unis ont été “exacerbés” par le phénomène.
Le monde bancaire a changé
À l’appui de son propos, l’étude de la Banque de France rappelle que les faillites de Washington Mutual en 2008 et de Continental Illinois en 1984 se sont produites en respectivement neuf et dix jours, alors que SVB s’est effondrée en seulement deux jours. Preuve que le monde bancaire a complètement changé sous l’effet du tsunami numérique. Selon les chiffres de la fédération française des banques, 96% des Français ont en effet consulté le site internet ou l’application de leur banque en 2022 et 74% d’entre eux avaient téléchargé l’application mobile de leur banque, contre seulement 55% en 2018. De quoi réduire considérablement les délais nécessaires aux retraits de dépôts : une somme débitée chez un client se retrouve directement créditée sur le compte d’un autre.
Bref, voilà comment SVB a volé en éclats le 10 mars 2023 : 42 milliards de dollars retirés en l’espace de 24 heures par les clients, sans même sortir de chez eux ! Incroyable : au cours de la journée du 9 mars, ce ne sont pas moins de 25% des avoirs qui ont ainsi quitté la banque pour aller se réfugier ailleurs, contre à l’époque seulement 2% pour la faillite de Washington Mutual.
Vitesse de l’éclair
Mais cette fois-ci, à la différence aussi des déboires de la banque britannique Northern Rock en 2007 et de ses interminables files de clients dont on se souvient encore, la panique ne s’est pas vue. À l’heure du smartphone et de la banque mobile, les épargnants n’ont pas fait la queue devant les agences pour retirer leurs économies. Aujourd’hui, il suffit de quelques secondes pour vider son compte et diffuser la panique sur les réseaux sociaux.
Aujourd’hui, il suffit de quelques secondes pour vider son compte et diffuser la panique sur les réseaux sociaux.
Selon la Banque de France, ces derniers ont aussi joué un rôle prépondérant dans la chute de SVB. Pourquoi ? Parce qu’ils détestent la nuance, ne jurent que par les prises de position à l’emporte-pièce et amplifient les rumeurs à la vitesse de l’éclair. “L’analyse de la fréquence et de l’intensité des messages négatifs met en évidence que, dans le cas de SVB, les réseaux sociaux ont exacerbé la panique des déposants et qu’ils représentent un facteur d’accélération des retraits des dépôts”, note la Banque de France qui parle d’un phénomène inédit et d’autant plus néfaste que les clients de SVB provenaient de la même zone géographique et du même secteur d’activité.
“En effet, la clientèle de SVB était principalement constituée de déposants du secteur de la technologie avec une forte présence sur les réseaux sociaux dont les messages ont été largement et rapidement diffusés, ce qui a accéléré la panique”, soulignent encore les auteurs de l’étude réalisée par la Banque de France qui en veulent pour preuve le volume des recherches sur Google des occurrences liées à SVB qui, entre le 8 et le 13 mars, ont explosé. Résultat : une chute en Bourse de 60% en 24 heures. En comparaison, il avait fallu, en 2008, deux mois pour que Lehman Brothers perde 74% de sa valeur en pleine crise des subprimes.
Nouvelles menaces
C’est clair, les chiffres font froid dans le dos. Pour l’économiste Éric Dor, qui enseigne à l’IESEG de Lille, et spécialiste des questions bancaires, l’étude réalisée par la Banque de France met le doigt de manière très pertinente sur deux menaces conjointes qui sont susceptibles d’accélérer le déclenchement d’une crise bancaire.
“D’une part, la généralisation de l’usage des réseaux sociaux fait que des messages alarmistes sur la situation d’une banque peuvent vite atteindre une grande partie de la clientèle et généraliser le sentiment d’inquiétude très rapidement, au point de conduire à des retraits d’argent. La rapidité de diffusion de ces informations, erronées ou exagérées, est assez effrayante. D’autre part, les retraits eux-mêmes sont rendus très rapides par la relation digitale de la clientèle des banques. Concrètement, par le passé, quelqu’un qui s’interrogeait sur la solidité de sa banque et qui voulait opérer des retraits préventifs, était obligé d’abord de se rendre physiquement au guichet de sa banque et de parler avec le personnel de l’établissement qui allait peut-être le rassurer. Et s’il maintenait malgré tout son intention, souvent la procédure de retrait prenait un certain temps, alors que maintenant il est possible d’effectuer un virement vers un compte ouvert auprès d’une autre banque. Et tout cela en quelques secondes, sans même avoir besoin de parler avec un employé de la banque”, analyse Éric Dor, pour qui le risque de voir une fuite de dépôts se produire dans le chef d’une banque s’est ainsi clairement accru avec la digitalisation des services financiers.
Défi pour les régulateurs
Aux yeux d’Éric Dor, les événements de mars 2023 soulèvent d’ailleurs plusieurs questions importantes à l’attention des régulateurs bancaires.
“Il est clair qu’ils ont aujourd’hui peu de temps pour intervenir et suspendre les opérations d’une banque de manière à ce que le calme revienne, poursuit l’économiste. C’est vraiment un défi pour les superviseurs. On ne peut plus imaginer sauver Fortis ou Dexia comme on l’a fait à l’époque, c’est-à-dire en attendant le week-end. Le degré de difficulté pour enrayer une crise bancaire a fortement augmenté depuis. Il faut agir beaucoup plus vite, ce qui nécessite aussi d’avoir les outils pour le faire, notamment pour surveiller les réseaux sociaux et identifier très vite la diffusion de messages alarmistes”, dit-il.
“Le degré de difficulté pour enrayer une crise bancaire a fortement augmenté.” – Éric Dor (IESG School of Management)
Selon la Banque de France, ce contexte oblige les autorités de contrôle à repenser la mise en œuvre opérationnelle des plans de sauvetage, qui doivent être applicables quasi immédiatement, ce qui signifie que “les banques doivent disposer d’un niveau de préparation adéquat en matière de mise en œuvre de leur stratégie de résolution”.
Mais aussi que les autorités doivent, quant à elles, s’adapter pour mieux prendre en compte ces nouveaux facteurs de risque et “être capables de s’assurer de la rapidité de leurs actions dans l’opérationnalisation des plans de résolution, et disposer de stratégies de communication adaptées visant notamment à restaurer la confiance des marchés et des déposants et atténuer les mouvements de panique”. Le plus rapidement possible. Car dans un monde où les X (ex-Twitter) et compagnie deviennent des accélérateurs de paniques bancaires, la moindre petite étincelle peut se transformer en catastrophe planétaire.
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