Anne-Sophie Pic: Les rêves savoureux d’une virtuose du “piano”

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Première femme depuis 50 ans à avoir décroché, en 2007, une troisième étoile au Michelin, l’héritière de la maison Pic engrange les distinctions. Cette consécration a pour principaux ingrédients le talent, une solide volonté et une belle ambition.

Elle parle un peu trop vite mais sourit avec chaleur, elle a l’air frêle mais en salle, elle sautille d’une table à l’autre pour saluer ses clients, trop vive pour vraiment cacher sa timidité. Qu’importe, la carotte à la fleur d’oranger, la betterave plurielle et le pigeon de la Drôme poché au bouillon fumé ont fait merveille. Anne-Sophie Pic fait penser, avec ses grands yeux noisette et son visage pointu, à un de ces gentils petits écureuils qu’on voit bondir au printemps entre les arbres de Central Park, à New York. Elle donne l’impression de pouvoir se sauver au moindre bruit, mais ce serait oublier son tempérament accrocheur. On la croirait fragile, mais ce serait ignorer une volonté de fer.

Désignée chef de l’année par 8.000 de ses pairs
A 42 ans, Anne-Sophie Pic vient d’être désignée meilleur chef cuisinier femme du monde par la prestigieuse revue britannique Restaurant. Cette consécration internationale vient couronner une irrésistible ascension vers le succès, dont l’étape essentielle a sans aucun doute été la conquête, en 2007, de la troisième étoile au Michelin et sa désignation comme chef de l’année par un jury constitué de 8.000 de ses pairs. La première femme chef à décrocher une troisième étoile depuis 50 ans ! Une victoire “au nom du père” (*). L’établissement familial, installé à Valence (Drôme) depuis 1936, avait perdu la triple distinction en 1995, trois ans après le décès de Jacques Pic, ce père foudroyé par une crise cardiaque, en pleine cuisine, à 59 ans.

C’est souvent difficile d’être “fils de” et sûrement encore plus “fille de”. D’autant que le talent n’est pas forcément héréditaire. Anne-Sophie, dont l’enfance avait été bercée par le tintamarre des casseroles, des écumoires et des spatules, cette enfant chérie d’un père admiré et étoilé (trois étoiles à partir de 1973), n’est pas née avec une cuillère en argent dans la bouche. Elle a même fui les cuisines où son père aurait voulu l’attirer.

Au départ, ce n’était pas son destin
Son arrière-grand-mère Sophie avait inauguré la lignée des cuisiniers Pic, son grand-père André avait été le premier à décrocher les prestigieuses trois étoiles en 1934. Son père avait porté un peu plus haut la gloire de la maison et son frère Alain, de 10 ans son aîné, était déjà au “piano”. Mais Anne-Sophie Pic renâclait devant cette destinée manifeste. L’enfance de ce chef n’était pas écrite d’avance. Anne _ ses proches l’appellent ainsi _ ne fut pas une enfant malheureuse mais son ambition et ses rêves la poussent vers des ailleurs fantasmés. Ils exigent des horizons plus larges. Ecole de commerce à Paris, puis stages dans l’industrie du luxe, chez Moët et Chandon ou chez Dior, qui la conduisent d’Amérique en Asie, loin de la petite ville de province des origines.

Elle n’a pas encore 23 ans lorsqu’elle rentre au bercail, finalement convaincue que son destin passe par ces cuisines drômoises. “Tu es à la tête d’une marque”, lui avait fait remarquer son maître de stage chez Moët et Chandon. C’est quelques mois après son retour que son père meurt brutalement. Elle-même, cuisinier autodidacte, n’est pas la bienvenue dans ce monde d’hommes, parmi ces mâles rugueux qui moquent la jeune poulette. On devine la ténacité, le courage et le culot qu’il lui a fallu pour d’abord apprendre le métier, ensuite s’imposer dans cet univers machiste.

“Il a bien fallu sept ou huit ans avant que je me lâche”, reconnaît-elle aujourd’hui. Le frère Alain est parti de son côté, un peu fâché après la perte de la troisième étoile en 1995, et la petite bonne femme s’est retrouvée seule au gouvernail de ce bateau qui tanguait fort. Pas tout à fait seule, en réalité, puisqu’elle fait équipe avec David Sinapian, son mari rencontré sur les bancs de l’école de commerce et qui a pris en main avec brio la gestion. La salle du restaurant gastronomique a été refaite par un collaborateur de Philippe Starck, le bistrot et le petit hôtel de charme ne désemplissent pas, l’école de cuisine affiche complet et le restaurant du Beau Rivage Palace à Lausanne, qu’Anne-Sophie coache depuis 2009, ambitionne de conquérir une troisième étoile. Mais comment explique-t-elle ce succès inouï ? Le triomphe d’une autodidacte, d’une femme dans un métier où les chefs avaient les épaules larges et le ventre rond. Sans doute par le réinvestissement de ses ambitions créatrices dans l’invention des plats. Par sa sensibilité aussi, cette délicatesse et cette précision qu’on attribue aux femmes. “La cuisine est un métier de réflexion, explique-t-elle. Il faut passer par l’abstraction pour imaginer les associations de saveurs. Il faut savoir rêver les plats.”

Un de ses moteurs : la volonté de donner de l’émotion
Quant au renouveau de la cuisine française, c’est pour elle une évidence. “Le retour au terroir et au produit, à ses qualités et à sa traçabilité, a sans doute été accéléré par la crise de la vache folle, explique-t-elle. Les produits sont travaillés avec précision. Au-delà du classicisme un peu fané où certains rivaux étrangers voudraient nous enfermer, les jeunes chefs français sont de plus en plus nombreux et de plus en plus créatifs. Moi, si j’ai un secret, c’est ma volonté de procurer de l’émotion. C’est l’essence du métier de cuisinier. Qu’il y ait plus de femmes dans un monde qui privilégie l’émotion n’est pas un hasard.”

Il faut également ajouter un gros zeste d’ambition à cette recette du succès. Anne-Sophie Pic veut ouvrir prochainement “quelque chose” à Paris et, de là, elle rêve à nouveau d’autres ailleurs, sans doute dans ce Japon qu’elle admire. A-t-elle des regrets ? Pas vraiment. Bien sûr, celui de ne pas avoir travaillé avec son père. Peut-être aussi de n’avoir qu’un seul enfant… Mais elle n’est pas “du genre à trop se retourner”. Elle célèbre la gloire des siens en allant toujours de l’avant.

Bernard Poulet (*) C’est le titre d’un de ses premiers livres (Editions Glénat, 2004).

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