Les factures impayées, première cause de faillites en Belgique

LE MONTANT DES FACTURES impayées dépasse les 9 milliards d’euros par an. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

C’est un fléau dont on parle peu, parce qu’il est comptable, donc ennuyeux. Mais il mine la santé des entreprises. Chaque année, il y a plus de 9 milliards de factures impayées dans notre pays. C’est la première cause de faillites.

“Cash is king.” C’est une des règles de base pour un directeur financier. Et pour ceux qui en douteraient, il suffit de se rappeler que le montant des factures impayées (soit en raison d’une faillite, soit en raison d’un long retard de paiement) dépasse les 9 milliards d’euros par an. Même s’il n’existe pas de chiffres précis sur le marché du recouvrement dans notre pays, plusieurs études (Graydon, Intrum, etc.) estiment à 9,2 milliards ce trou annuel dans les caisses des entreprises.

La première cause des faillites

“La question concerne toutes les entreprises”, note Carl-Alexandre Robyn, fondateur de Valoro, cabinet de conseil spécialisé dans la valorisation des start-up. D’après un rapport de TCM (société de recou­vrement, ndlr), il y aurait en Belgique près d’un million de créances impayées chaque année. Cela représente 6% des contribuables belges. Les créances impayées concernent tous les secteurs d’activité, ce qui montre que le problème est généralisé. On considère que 1 à 3 % du chiffre d’affaires des sociétés n’est jamais rétribué, c’est-à-dire perdu. En Belgique, ajoute-t-il, il s’agit de la première cause de faillites : 35 % des défaillances d’entreprises seraient dues à des retards de paiement, ce qui en ferait la première cause de faillite selon une étude de la KU Leuven qui sera très prochainement rendue publique.” Ce n’est d’ailleurs pas propre à la Belgique. Une étude de la Banque de France montre que chez nos voisins, les impayés des clients constituent là aussi la première cause de défaillance des entreprises.

Ce problème rampant ne date pas d’hier, mais il semble prendre davantage d’ampleur. Selon le spécialiste du recouvrement de créances Intrum, 54% des entreprises du pays se disent aujourd’hui plus inquiètes de la capacité de leurs clients à payer leurs factures. Elles n’étaient que 45% l’an dernier. Pourquoi ce relatif pessimisme quant au délai de paiement ? Les entreprises pointent principalement trois éléments : les taux d’intérêt élevés, les perturbations de la chaîne d’approvisionnement et “le nombre croissant de mauvais payeurs”.

Joffroy Moreau, du cabinet Ekkofin spécialisé notamment dans le conseil financier en ajoute un autre : le resserrement des conditions de crédit. “Payer un taux d’intérêt de 5% plutôt que 1%, cela mange une partie de la marge. Mais si une ban­que supprime une ligne de crédit de 500.000 euros, la trésorerie de l’entreprise est amputée d’autant. Le resserrement des conditions de crédit peut faire très mal.”

“Les entreprises belges 
paient très mal, c’est culturel.” – Carl-Alexandre Robyn (Valoro)

Ekkofin le remarque notamment dans le secteur immobilier. “Aujourd’hui, les banques financent beaucoup moins bien les promoteurs immobiliers.” Ce qui entraîne une répercussion sur toute la chaîne, des fournisseurs aux clients. “Nous avons beaucoup de clients qui sont des sociétés de construction, de père en fils, poursuit Joffroy Moreau. Elles ont typiquement 50 ans d’existence, avec six ou sept salariés. Beaucoup nous disent ne pas avoir eu de problèmes financiers jusqu’ici. Mais cette année, avec la crise, les problèmes de permis bloqués, la météo particulièrement mauvaise depuis l’automne dernier, elles ont grillé toute leur trésorerie. Nous nous attendons vraiment à un second semestre qui va faire très mal.”

Ces délais de paiement sont souvent imposés à des sociétés qui n’en veulent pas, mais ne savent pas comment refuser. Huit entreprises belges sur dix (82%) ont été invitées à accepter des délais de paiement plus longs que ce qui leur convenait au cours des 12 derniers mois, et ces demandes provenaient souvent (à 66%) de grandes entreprises, souligne Intrum. Et sept entreprises belges sur dix (69%) ont accepté de tels délais de paiement. “Le secteur public et les entreprises de service public sont ceux qui doivent attendre le plus longtemps les paiements de leurs entreprises débitrices, note Intrum. Les banques, les assureurs et les entreprises de vente au détail obtiennent traditionnellement de meilleurs résultats, mais ont connu un ralentissement significatif des paiements de la part des entreprises clientes au cours de l’année écoulée.”

“Souvent, pour bon nombre d’entreprises, un paiement de la part d’un client peut conditionner le versement pour tous les salariés, souligne Carl-Alexandre Robyn. C’est excessivement anxiogène. Et c’est cher. Les dirigeants sont obligés d’emprunter de l’argent à la banque pour avoir suffisamment de trésorerie. C’est agaçant, parce que fréquemment, les petites entreprises paient des intérêts pour compenser les délais des entrepri­ses de taille intermédiaire et des grands groupes qui font des bénéfices colossaux.”

Un délai qui s’allonge

Et ces délais de paiement imposés par les clients ont tendance à s’élargir. Selon Intrum, dans les transactions entre entre­prises, alors que le délai contractuel est fixé à en moyenne à 45 jours, dans la réalité, les sociétés paient dans les 63 jours, soit 18 jours de plus que permis. L’an dernier, l’écart n’était que de 16 jours…

“Les entreprises belges paient très mal, c’est culturel, observe Carl Alexandre Robyn. En moyenne, les impayés représentent deux mois de trésorerie pour les entreprises victimes, poursuit-il. C’est une somme qui leur manque en permanence. Grosso modo, une société qui réalise, par exemple, 5 millions d’euros de chiffre d’affaires, peut s’attendre à enregistrer 800.000 euros d’impayés.

On a bien essayé d’introduire des règles pour accélérer le paiement. La loi de 2022 a introduit quelques nouveautés. Les entreprises peuvent convenir d’un délai de paiement, mais désormais ce délai ne peut excéder 60 jours civils à dater de la facture. Le délai de paiement commence à courir dès la réception de la facture par le débiteur et ne pourra être allongé par le biais de la fixation par les parties d’une date artificielle de réception de la facture. Et une procédure éventuelle de la part du client effectuée pour vérifier la conformité de la marchandise ne peut pas allonger le délai de paiement.

Par ailleurs, le débiteur est obligé désormais de fournir au créancier, au plus tard à la réception de la marchandise (ou à la prestation du service), les informations nécessaires pour pouvoir émettre la facture. On ajoutera aussi qu’en cas de paiement tardif, il y aura désormais une majoration automatique du montant. L’intérêt aujourd’hui est de 12,5%.

Cependant, “malgré l’introduction de (ces) mesures législatives visant à réduire les retards de paiement entre les grandes entreprises et les PME, les défis persistent”, constate Intrum. L’introduction de la nouvelle loi sur le recouvrement des dettes des consommateurs en septembre 2023 n’a pas non plus contribué à réduire les délais de paiement.

Réduire les risques

Que peuvent faire les entreprises contre ce virus rampant ? Olivia Doyen, qui a remporté le trophée du CF’Hope of the Year cette année, raconte ce qu’elle a fait lorsqu’elle est devenue en 2014 directrice financière du groupe Galère, spécialisé dans le génie civil. L’entreprise se trouvait alors confrontée à d’importants problèmes de liquidités.

“Nous voulions améliorer notre besoin en fonds de roulement en accélérant les rentrées, sans que ce soit au détriment des fournisseurs et des sous-traitants. J’ai donc revu tout le cycle du cash pour identifier les leviers d’amélioration, développer des nouvelles procédures, et expliquer aux collaborateurs que le besoin en fonds de roulement est un enjeu qui concerne toutes les équipes, dit-elle. Plus on facture vite, plus vite on récupère l’argent. Ensuite, le travail a consisté à fixer des objectifs et à les suivre de manière très rigoureuse. Ce suivi continu est, je pense, la clé du succès”, dit-elle.

“Une première chose que nous faisons lorsque nous débutons une mission de consultance financière est de regarder tout le processus de vente, facturation, commandes…, abonde Joffroy Moreau, du cabinet Ekkofin. Nous nous assurons par exemple qu’une analyse commerciale des clients de l’entreprise qui nous a missionnés a été réalisée.”

Une règle essentielle est d’être proactif, ajoute le patron d’Ekkofin. “Lorsqu’il y a des impayés, il faut relancer immédiatement le client. Il y a des habitués qui traînent systématiquement, qui testent. Et si l’entreprise ne réagit pas, ils finiront par payer dans six mois. Beaucoup d’entreprises qui n’ont pas de gestion financière pro­active laissent déraper le processus de paiement. Ce n’est pas forcément une cause de faillite, mais c’est une cause de gros problèmes en croissance. Parce que quand une entreprise est en croissance, le management a beaucoup de travail et a parfois tendance à laisser ce sujet sur le côté”, dit-il.

“Plus on facture vite, plus vite on récupère l’argent.”- Olivia Doyen (groupe Galère)

Une autre solution consiste aussi à répartir les risques. “Typiquement, dans un secteur comme la construction, il peut y avoir des accidents en cascade. Nous conseillons une société du secteur qui a failli tomber en 2008 parce qu’elle faisait 7 millions de chiffre d’affaires (elle en affiche 35 aujourd’hui) et avait une exposition de 1,2 million sur trois clients qui étaient tombés en faillite. Pour cette entreprise, nous avons supprimé tous les gros clients, qui constituaient plus de 5 % du chiffre d’affaires. Il est hors de question que désormais l’encours d’un client dépasse la marge de l’année. Et cela a été radical”, se réjouit Joffroy Moreau.

“Pour limiter les risques, ajoute Carl-Alexandre Robyn, il est conseillé de réaliser systématiquement des devis pour éviter toute contestation et de faire appel à des services de recouvrement en cas de problème. Environ 80 % de TPE/PME ne s’équipent pas de solution de recouvrement. D’abord parce qu’elles n’en ont pas les moyens. Mais aussi parce qu’elles ne savent pas vers qui se tourner ou ont peur d’entacher leur image si elles font appel à un huissier. Si une petite entreprise n’a pas les moyens d’attendre trois mois avant de recevoir son paiement, elle peut aussi demander un acompte dès la signature du contrat.” L’idéal, conclut-il, serait une réforme radicale de la loi: “imposer le règlement au grand comptant des factures, sous peine de sanctions et d’amendes suffisamment dissuasives. Cela réduirait considérablement le nombre faillites et accélérerait la croissance de l’économie au sens large”.

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