L’e-sport, nouvel eldorado des marques ?

League of Legends est la compétition d'e-sport la plus regardée. L'an dernier, 18.000 fans ont assisté physiquement à la finale à Los Angeles. © MRV PHOTOGRAPHY

Ils remplissent les stades et suscitent l’engouement de plus de 300 millions de spectateurs sur le Net. Les “gamers” ou champions de jeux électroniques sont aussi au centre d’enjeux économiques qui commencent à toucher, en Belgique, les grands clubs de football. Enquête dans le monde de l’e-sport.

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Le Royal Sporting Club d’Anderlecht s’apprête à recruter un nouveau type de footballeur. Non pas la perle rare qui lui permettra d’affronter sans rougir les équipes de la prochaine Champions League, mais bien un joueur d’exception qui fera briller les Mauves sur le terrain des compétitions numériques. Pour la première fois dans l’histoire d’Anderlecht, les dirigeants vont en effet oser la diversification sportive et signer un contrat avec un gamer professionnel, à savoir un adepte de sports électroniques qui représentera officiellement le club bruxellois dans les matchs du jeu vidéo FIFA.

Développé par l’éditeur Electronic Arts, FIFA est une véritable machine de guerre commerciale – plus de 4 millions d’exemplaires vendus en 2016 – qui ravit les amateurs de sport en salon mais aussi les clubs de foot tournés vers l’avenir digital. De grandes équipes comme Manchester City, le Paris Saint-Germain et l’Ajax ont déjà leur ” e-footballeur professionnel ” (en référence à l’e-sport qui désigne les sports électroniques) et Anderlecht a donc décidé, à son tour, de fouler le gazon numérique pour faire entendre sa voix au niveau européen.

” Anderlecht a une certaine aura en Europe, explique David Steegen, directeur de la communication du club bruxellois. Nous comptons d’ailleurs plus d’un million de fans sur Facebook dont 40 % vivent à l’étranger. Mais nous pouvons encore renforcer notre réputation sur la scène internationale et l’e-sport est sans doute le meilleur moyen pour toucher les adolescents et donc recruter de nouveaux supporters, en Belgique comme à l’étranger, à travers cette nouvelle activité. Aujourd’hui, il y a un incroyable engouement pour l’e-sport et Anderlecht veut innover. Avoir son propre ambassadeur dans des compétitions internationales du jeu FIFA est donc une belle opportunité pour mieux encore faire connaître notre club. ”

Louvard Game a pour ambition de promuvoir l'e-sport et de créer une fédération du sport électronique en Belgique.
Louvard Game a pour ambition de promuvoir l’e-sport et de créer une fédération du sport électronique en Belgique.© OLIVIER BENS

3.500 candidats pour un seul contrat

Si l’offre d’emploi lancée par le Sporting d’Anderlecht a suscité près de 3.500 candidatures, seules 256 d’entre elles ont été retenues pour un premier tournoi de qualification qui s’est déroulé il y a six semaines au stade Constant Vanden Stock. Des critères de sélection avaient été préalablement dictés par le club – être supporter d’Anderlecht, bilingue, représentatif du jeu offensif du club bruxellois, etc. – et confiés à la société belge 4Entertainment active dans le gaming pour ce premier écrémage. A l’issue de la confrontation live organisée le 29 avril dernier, 16 finalistes ont été sélectionnés et invités à se retrouver cet été pour une ultime rencontre prévue lors du Fan Day, la journée traditionnellement dédiée aux supporters des Mauves (sans doute le 31 juillet). Ce jour-là, le tout premier ” e-joueur ” d’Anderlecht sera alors désigné – avec contrat et salaire à la clé – et aura pour mission de défendre les couleurs de l’équipe dans les grands tournois internationaux organisés autour du jeu FIFA pour la saison 2017-2018.

Pionnier dans la démarche, le Sporting d’Anderlecht ne sera toutefois pas le premier club belge de l’histoire du football à offrir un contrat d’emploi à un gamer professionnel. Une autre équipe vient en effet de lui griller la politesse, sans passer toutefois par la phase d’une grande compétition entre candidats potentiels : le 26 mai dernier, le Standard de Liège a recruté Julian Albier Fernandez, alias Twikii (27 ans), comme ” joueur e-sport professionnel des Rouches ” pour les tournois FIFA de haut niveau.

Sporting de Charleroi. Précurseur, le club a été le premier à miser sur une équipe e-sportive.
Sporting de Charleroi. Précurseur, le club a été le premier à miser sur une équipe e-sportive.© OLIVIER BENS

Doper la marque Charleroi

En Belgique, c’est toutefois le Sporting de Charleroi qui reste le véritable précurseur sur ce nouveau terrain de jeu numérique puisqu’il a été le tout premier club de foot à miser sur une ” équipe e-sportive ” il y a quatre mois déjà. Mais contrairement à ses adversaires anderlechtois et liégeois, les Zèbres ne s’aventurent pas – du moins pas encore – sur le gazon numérique de FIFA, mais bien dans l’arène de League of Legends (LoL), le jeu le plus joué au monde et, surtout, la compétition d’e-sport la plus regardée sur le Web : l’année dernière, les championnats du monde de LoL ont rassemblé près de 44 millions de spectateurs devant leur écran, dont plus de 18.000 passionnés venus physiquement assister à la finale en direct au Staples Center de Los Angeles le 29 octobre dernier. Les rencontres d’e-sport, elles aussi, remplissent les stades…

Le sport électronique exige de grandes facultés qui mixent stratégie, concentration, prise de décision rapide et gestion du stress, auxquelles il convient d’ajouter une haute dextérité.

Mais pourquoi un club de foot belge lance-t-il ses couleurs virtuelles dans un jeu de combat fantastique plutôt que dans un tournoi comme FIFA davantage en phase avec son core business ? ” Quand on est une marque comme le Sporting de Charleroi, l’important est de la faire connaître au plus grand nombre et donc de dépasser les frontières du football, rétorque Walter Chardon, directeur commercial des Zèbres. Bien sûr, il n’est pas inenvisageable que notre club ait un jour son propre e-joueur professionnel sur FIFA, mais pour l’instant, nous préférons soutenir une équipe de gamers qui porte la vareuse de Charleroi et qui s’illustre, dans des tournois, sur des jeux davantage suivis comme League of Legends par exemple. C’est une façon de doper notre marque auprès d’un public plus difficile à atteindre. ”

Vers une fédération belge de l’e-sport ?

Derrière ce coup stratégique du Sporting de Charleroi se cache un Carolo qui, il y a quelques mois, a pris l’initiative de contacter les dirigeants des Zèbres pour les sensibiliser à la montée en puissance de l’e-sport. A 27 ans, Philippe Bouillon est l’un des spécialistes belges de cette discipline sportive et sa passion pour les jeux vidéos s’est naturellement transformée en profession : ” Je suis l’une des rares personnes qui vivent de l’e-sport en Belgique, confie-t-il, et ceci grâce à une double casquette. Je suis aujourd’hui responsable du département e-sport au Sporting de Charleroi, mais surtout directeur de la société LouvardGame qui est spécialisée dans l’organisation d’événements et de tournois dédiés à l’e-sport dans notre pays. Chez nous, le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur et il devient urgent d’organiser les choses d’un point de vue légal en constituant un cadre avec les différents acteurs en présence, histoire d’éviter que cela ne parte dans tous les sens. Mais pour construire une fédération de l’e-sport en Belgique, nous avons surtout besoin d’un soutien politique… “

Anderlecht. Le Royal Sporting Club va embaucher un
Anderlecht. Le Royal Sporting Club va embaucher un “gamer” professionel qui le représentera lors des matchs du jeu vidéo “FIFA”.© PHOTONEWS

Philippe Bouillon ne le cache pas : son objectif est d’imiter clairement nos voisins d’outre-Quiévrain qui ont lancé l’association France eSports en avril 2016 avec la bénédiction d’Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat chargée du numérique sous le quinquennat de François Hollande. Premier pas vers une future fédération française d’e-sport, cette ASBL a pour mission est de ” rassembler les acteurs du sport électronique en France afin de leur offrir une plateforme de collaboration efficace et un canal de communication fédérée, qu’ils soient joueurs, promoteurs ou créateurs-éditeurs de jeux “.

Voilà pourquoi le directeur carolo de la société LouvardGame a constitué, avec deux autres comparses, l’ASBL The Royal Belgian Electronic Sport Association (Moniteur belge du 21 avril 2017) et dont le but est ” la création d’une fédération du sport électronique en Belgique “. Le texte précise : ” L’objectif est d’améliorer l’attractivité du sport électronique en Belgique par le biais des différents acteurs (organisateurs d’événements, joueurs, sponsors, etc.), ainsi que d’encadrer les différents événements qui y sont liés “.

Rassurer les investisseurs et les annonceurs

Instaurer une fédération belge d’e-sport permettrait en effet de structurer une discipline qui attire de plus en plus l’attention des marques et des groupes de médias. ” Cela permettrait de rassurer les investisseurs et les annonceurs, enchaîne Philippe Bouillon. Exactement comme l’Union belge de football qui centralise toutes les informations et qui organise des championnats en bonne et due forme, une fédération du sport électronique en Belgique pourrait jouer ce rôle de rassembleur. L’e-sport gagnerait alors en crédibilité chez nous et cela permettrait, par exemple, de mieux négocier des droits de diffusion, télé ou autres, pour les différentes compétitions de jeux et de discuter aussi plus sérieusement avec les sponsors. ”

De là à imaginer que les matchs de la Jupiler Pro League se déclinent un jour en version électronique ? Aux Pays-Bas, son équivalent Eredivisie a déjà franchi le pas et les 18 clubs du championnat de foot néerlandais se sont affrontés cette année, via leur gamer respectif, sur FIFA 17. La compétition a été retransmise sur YouTube et sur Fox Sports Netherlands, mais également sur Twitch, le service de streaming dédié au jeu vidéo – racheté par Amazon en 2014 pour quasi 1 milliard de dollars ! – et qui compte aujourd’hui 100 millions d’utilisateurs mensuels (contre 5 millions en 2011).

En France aussi, les plus grands clubs de foot se sont lancés, pour la première fois cette année, dans l’aventure numérique avec l’organisation de l’Orange e-Ligue 1 – du nom de l’opérateur télécom, sponsor principal de l’événement – diffusée sur la chaîne payante beIN Sports.

Julian Alban Fernandez, alias Twikii, triple champion de Belgique de
Julian Alban Fernandez, alias Twikii, triple champion de Belgique de “FIFA”, embauché par le Standard.© PG

Pas avant la saison 2018-2019

Contacté par nos soins, le CEO de la Jupiler Pro League ne veut ni confirmer ni infirmer l’organisation d’un tel championnat électronique sur le territoire belge à moyen terme : ” Nous sommes au stade de la réflexion, répond Pierre François. Notre mission consiste à développer d’abord le football tel que nous le connaissons ‘en vrai’ et la question que l’on se pose aujourd’hui est donc la suivante : l’e-sport fait-il partie de notre core business ? Attention, je ne dis pas qu’on ne va pas le faire, mais pour l’instant, je vous affirme que nous n’avons pris aucune décision.”

Selon nos informations, le CEO de la Pro League belge s’est toutefois entretenu récemment avec son homologue néerlandais pour peser précisément les pour et les contre d’une telle diversification. Du côté des clubs, les précurseurs semblent toutefois demandeurs et laissent entendre que le championnat 2018-2019 pourrait bien se décliner aussi dans une version électronique. La société de télévision Eleven Sports Network, spécialisée dans la couverture d’événements sportifs, est en tout cas dans les starting-blocks pour diffuser les premières images sur notre territoire. Il est vrai que l’e-sport commence à susciter tout doucement l’intérêt des chaînes belges : l’année dernière, la Deux (RTBF) a ainsi diffusé la finale de la Coupe du monde interactive FIFA, signant ainsi une première dans le paysage audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Pays-Bas. Cette année, 18 clubs du championnat néerlandais se sont affrontés sur
Pays-Bas. Cette année, 18 clubs du championnat néerlandais se sont affrontés sur “FIFA 17”.© PG

Mieux toucher les ” millennials ”

Nouveau terrain de jeu pour les clubs de football, l’e-sport se profile également comme un belle opportunité marketing pour les annonceurs. Dans un monde où il devient difficile, pour les grandes marques, de toucher les ados, l’engouement suscité par le sport électronique peut en effet servir de tremplin pour des actions ciblées ou des partenariats à long terme. ” L’e-sport représente aujourd’hui un levier intéressant pour toucher les millennials, explique Valéry Halloy, porte-parole de BNP Paribas Fortis. Etant lié au Sporting Club d’Anderlecht à travers notre politique de sponsoring, nous bénéficierons bientôt d’une visibilité supplémentaire avec la présence d’un gamer ‘mauve et blanc’ lors des compétitions virtuelles, puisque le logo de la banque s’affiche sur les maillots des joueurs dans le jeu FIFA. C’est pourquoi, au sein de l’entreprise, nous réfléchissons actuellement sur les opportunités que nous pourrions tirer de la présence de ce nouveau joueur dans le monde de l’e-sport. Des opportunités qui peuvent à la fois toucher au marketing ou aux ressources humaines, pour différents business de la banque ou pour une de nos marques alternatives. ”

Instaurer une fédération belge d’e-sport permettrait de structurer une discipline qui attire de plus en plus l’attention des marques et des groupes de médias sur le marché.

En France, d’autres sociétés ont pris le train de l’e-sport en marche, comme par exemple Voyages-sncf.com qui a lancé ce printemps sa propre équipe de gamers pour faire parler de la marque dans des tournois dédiés aux jeux League of Legends et Overwatch. Le mois dernier, c’est le groupe hôtelier Lucien Barrière qui s’est à son tour illustré en fondant ses propres événements autour du gaming. Baptisé Barrière eSport Tour, son ” premier spectacle grand public vidéoludique ” (sic) entend attirer une nouvelle clientèle plus jeune au sein de ses propres infrastructures touristiques qui comptent aussi une trentaine de casinos. Au programme : démonstrations, rencontres et dédicaces de YouTubeurs influents sur la planète e-sport qui comptent, parfois, plusieurs millions d’abonnés comme le Français Squeezie. Une façon originale de toucher des jeunes qui se méfient des publicités classiques et recourent de plus en plus aux adblockers, les fameux bloqueurs de publicité sur le Web.

Une discipline bientôt olympique ?

Pas vraiment pris au sérieux par les adultes nés il y a plus de 30 ans, l’e-sport ne cesse pourtant de monter en puissance avec les générations émergentes qui le considèrent, à juste titre, comme une discipline à part entière. A l’instar des échecs présentés comme un ” sport cérébral “, le sport électronique exige en effet de grandes facultés qui mixent stratégie, concentration, prise de décision rapide et gestion du stress, auxquelles il convient d’ajouter une haute dextérité. Les plus grands champions en la matière s’entraînent d’ailleurs une dizaine d’heures par jour et, le 17 avril dernier, le Comité olympique d’Asie a officiellement annoncé sa volonté d’intégrer l’e-sport au programme des Jeux asiatiques de 2022 à Hangzhou, en Chine. Cette consécration sera-t-elle l’étape nécessaire avant l’ajout de cette nouvelle discipline sportive aux Jeux olympiques de 2024 qui se dérouleront à Paris ou à Los Angeles ? Sans doute. En coulisse, les candidats gamers belges rêvent déjà d’une médaille d’or, non virtuelle…

Un business en pleine croissance

Selon l’institut d’études Newzoo, le marché mondial de l’e-sport a généré en 2016 un chiffre d’affaires de plus de 440 millions d’euros répartis entre les droits de diffusion, la publicité, le sponsoring, les tickets d’entrée pour les événements ou encore le merchandising. Pour 2017, le même bureau prévoit une augmentation de plus de 40 % de ces revenus, soit un chiffre d’affaires global estimé à plus de 620 millions d’euros et qui pourrait dépasser 1,3 milliard d’euros à l’horizon 2020.

Le nombre de spectateurs ne cesse, lui aussi, de monter en flèche. De 235 millions en 2015, celui-ci a grimpé à 323 millions en 2016 (+36%) et devrait atteindre les 385 millions cette année (+20%). En 2020, les amateurs d’e-sport devraient flirter avec les 600 millions de personnes, toujours selon Newzoo.

Les géants s’y mettent

Le monde de l’e-sport séduit de plus en plus les géants du Net. Précurseurs dans ce domaine, Google via sa plateforme YouTube et Amazon via son service Twitch (acquis en 2014 pour quasi 1 milliard de dollars) sont déjà bien installés dans le créneau du streamingdes jeux vidéos. Les deux ogres ont été rejoints il y a peu par Microsoft qui a dévoilé récemment sa propre plateforme Mixer, héritée du site Beam qu’il a acquis l’année dernière. La concurrence est frontale puisqu’il s’agit, là aussi, d’une diffusion en direct de parties jouées par desgamersparfois professionnels et regardées par un public de plus en plus nombreux. Facebook, quant à lui, n’est pas en reste puisqu’il vient de signer un partenariat avec Electronic Sports League, un organisateur de compétitions d’e-sport tout autour de la planète. L’accord prévoit la diffusion de plus de 5.500 heures de programmes en direct sur le réseau social dont 1.500 heures de contenus exclusifs. La pub, évidemment, devrait suivre…

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