La reconversion de la dernière chance pour la vente par correspondance
Les rois de la vente par correspondance, 3Suisses et La Redoute, cherchent à se réinventer sur le Web en abandonnant leur catalogue. Et en se mettant au diapason de Zalando et d’autres concurrents de l’e-commerce. Un changement tardif, à marche forcée.
Peu de secteurs ont été autant secoués par l’e-commerce que la vente par correspondance (VPC). Le cas de 3Suisses et de La Redoute, deux anciennes gloires françaises du secteur, fort actives en Belgique, est clair. Les deux géants de la mode et de la décoration ont vu leurs ventes fondre, les pertes s’accumuler, les plans sociaux s’additionner.
Depuis quelques semaines, le CEO de 3Suisses fait la tournée des journalistes pour expliquer que la maison a changé, qu’elle est devenue à 100 % un magasin en ligne, qu’elle abandonne le catalogue et son rythme – deux collections par an de six mois chacune – pour adopter celui des pure players de l’Internet, les Zalando ou les vente-privee.com, qui changent l’offre en continu.
Pourtant ces grands noms avaient adopté rapidement Internet. “Il y a cinq ou six ans à peine, La Redoute était considéré comme le plus grand commerçant français sur le Web”, se souvient un expert de l’e-commerce. “Nous avions lancé un site dès 1998”, indique Eric Dubois, CEO de 3Suisses et rodé au secteur – il a débuté sa carrière à La Redoute et s’est spécialisé dans la transition numérique des acteurs de la VPC.
“Ce sont des paquebots, lents à manoeuvrer”
“Les deux modèles, la vente sur catalogue et celle par le Web, ont bien coexisté jusqu’au milieu de la première décennie des années 2000”, continue Eric Dubois. Puis ça a été une lente érosion, qui a tourné à la dégringolade. “La Redoute et les 3Suisses n’ont pas vu arriver les nouveaux acteurs d’Internet, tels que Zalando et Asos, commente Brigitt Albrecht Rohn, experte en e-commerce, présidente de Cercle Marketing Direct (CMD) Délégation Nord. Ces concurrents ont une vitesse de réaction nettement plus rapide, une structure plus légère, une approche différente. Les grands de la VPC sont, en comparaison, des paquebots, lents à manoeuvrer, qui ont en plus souffert d’un marché textile très chahuté ces dernières années.” Il leur a donc fallu du temps avant d’abandonner leurs catalogues et d’accélérer le rythme des offres. “Ils ont sans doute réagi deux ans trop tard, mais avec la progression de l’e-commerce, cela peut se traduire par 10 ans de retard pour récupérer le terrain”, continue Brigitt Albrecht Rohn.
La Redoute et les 3Suisses ont pourtant de sérieux atouts. “La Redoute, par exemple, avait une grande réputation dans la logistique, dans la capacité à collecter l’argent auprès des clients, explique Valentin Cogels, CEO de Victoria Company, habitué de l’e-commerce à travers ses anciennes fonctions chez eBay et à la direction de Koala (site d’e-commerce suisse). Mais ces entreprises n’ont pas compris tout de suite que la concurrence de l’e-commerce modifiait l’attente des clients. La livraison et le renvoi gratuit des articles sont devenus la norme, de même que la livraison rapide.” Les nouveaux venus sont aussi des professionnels du marketing direct, de la base de données.
L’importance du marché belge
Il a donc fallu réinventer, dans la douleur, le métier. 3Suisses a lancé sa nouvelle approche 100 % Internet en septembre. Notre pays y occupe une place non négligeable. “La Belgique est importante pour nous, c’est notre deuxième marché après la France, avec 57 millions d’euros de ventes l’an dernier”, expose le CEO Eric Dubois. Un chiffre qu’il espère faire monter, car la marque 3Suisses se fait rudement concurrencer par les pure players du Web, comme vente-exclusive.com, qui annonce 48 millions d’euros de ventes pour 2013 (en partie aux Pays-Bas, il est vrai). 3Suisses cherche à se développer en Flandre, où il est moins présent qu’en Belgique francophone.
La Redoute, acteur plus grand et plus international que 3Suisses, a pris du retard par rapport à son concurrent. L’entreprise est en train de mettre en place une base logistique unique, prévue pour 2016, pour accélérer la livraison des commandes. La préparation de ces dernières prend deux jours actuellement, elle descendra à deux heures d’ici deux ans. 3Suisses, quant à lui, bénéficie des services d’une société cousine, Dispeo, qui appartient au même groupe, 3SI (anciennement 3Suisses International). Le groupe a adopté une structure qui permet de commercialiser des services à d’autres acteurs de l’e-commerce. La logistique et le réseau de distribution sont donc distincts de 3Suisses, à travers Dispeo et Mondial Relay.
Un nouveau modèle basé sur l’achat impulsif
Les deux enseignes se sont donc converties à la livraison et au renvoi gratuit des articles, ainsi qu’aux changements continus de l’offre. “Le nouveau modèle, avec livraison et retour gratuit, entraîne des coûts supplémentaires qui rendent la rentabilité plus difficile”, note Brigitt Albrecht Rohn. Beaucoup d’acteurs du Web perdent d’ailleurs de l’argent, à commencer par le plus bruyant, Zalando, qui n’a pas réalisé d’exercices en bénéfice depuis son lancement en 2008, et a littéralement acheté ses parts de marché. Sa récente entrée en Bourse a été un demi-succès : le cours n’a pas encore retrouvé le niveau de l’émission.
Malgré leur volonté de ressembler aux pure players, tant La Redoute que 3Suisses limitent la gratuité de la livraison aux achats supérieurs à 49 euros. “Il est dommage que la livraison gratuite ne soit possible que pour les commandes au-dessus de ce montant, note un observateur du secteur. Même si la plupart des achats sont supérieurs à cette somme, c’est un frein psychologique car Zalando n’impose pas de montant minimum pour la livraison.”
La relation au client se trouve également altérée. “Ce nouveau modèle nourrit aussi l’idée que les produits de mode sont quasiment jetables. La fidélité à l’enseigne est nettement plus faible comparée au lien qui existait avec les clients de La Redoute ou de 3Suisses”, affirme Brigitt Albrecht Rohn.
La nécessité de l’exclusivité
Pour affronter cette situation, 3Suisses s’efforce de proposer une part importante d’exclusivités. “Environ 25 % des vêtements sont des créations 3Suisses, précise Eric Dubois. Et nous proposons aussi des marques en exclusivité, comme Next, un des leaders du prêt-à-porter.” La Redoute dispose aussi d’une offre exclusive importante.
L’approche marketing est centrée sur le conseil, à travers des lookbooks qui proposent des suggestions de style d’habillement complet (allure casual, citadine, etc.) dont le client peut acheter tous les éléments ou certains. Une approche qui n’est pas sans rappeler celle adoptée par Asos, e-commerçant britannique absent en Belgique mais actif en France, qui a fait sa réputation en proposant des looks très appréciés par les jeunes femmes.
La conversion va-t-elle réussir ? Les experts s’interrogent car la conversion au 100 % web est tardive. Il reste encore le risque de perdre la clientèle qui restait fidèle au catalogue (25 % de celle de 3Suisses). “Je crains de la perdre, reconnaît Eric Dubois, mais j’espère qu’elle rejoindra le cyberachat. Je choisis d’attirer de nouveaux clients.”
Les actionnaires historiques s’effacent
La reconversion traduit aussi un changement d’actionnaires, donc d’époque. La Redoute a été revendu en juin pour un euro symbolique à ses dirigeants, avec une forte injection de fonds de l’ancien actionnaire, Kering (ex- Pinault-Printemps-Redoute), pour en financer la reconversion. 3Suisses, lui, est devenu allemand avec le rachat en janvier de la totalité du capital de la maison mère 3SI par le groupe Otto, un grand acteur de la VPC germanique. Il a racheté les 49 % qu’il ne détenait pas à l’actionnaire historique, le groupe Mulliez (Auchan). Les anciens actionnaires français ont préféré tourner la page pour se tourner vers le luxe et le sport dans le cas de Kering (Gucci, Brioni, Puma…) et pour se concentrer sur Auchan ou Decathlon en ce qui concerne le discret groupe Mulliez.
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