Travailler en “996” ? Le nouveau visage du workaholisme californien, boosté par l’IA

Le jeune entrepreneur est très attentif aux frais et au rendement. Il compare et "fait son shopping" parmi les offres des banquiers privés. © getty images

Travailler de 9 h à 21 h, six jours par semaine et s’en réjouir : voilà le « nouveau » mantra des jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley, boostée par l’engouement autour de l’intelligence artificielle.

Cumuler les heures et les journées de travail est presque devenu la norme dans la baie de San Francisco, où les start-up technologiques continuent de pousser comme des champignons. Cette culture de l’effort intense, glorifiée pendant des décennies, connaît un retour en grâce, dopée par la course à l’intelligence artificielle. Elle a désormais un nom : le « 996 », pour des journées de 9 h à 21 h, six jours sur sept.

Cette philosophie du travail plonge ses racines dans le secteur technologique chinois, qui en a longtemps fait un levier de croissance. Mais en 2021, la justice chinoise a interdit aux employeurs d’imposer des semaines de 72 heures – au grand regret de certains patrons, dont celui d’Alibaba.

Comment expliquer, dès lors, que la Silicon Valley adopte un modèle qu’un pays aussi peu réputé pour la protection des travailleurs a fini par proscrire ? Et comment comprendre que ceux qui s’y adonnent s’en vantent ouvertement sur LinkedIn et X ?

Le culte de la tech

En réalité, seul le terme « 996 » est nouveau ; la pratique, elle, ne l’est pas. « C’est une version survitaminée d’un concept présent depuis longtemps dans le secteur technologique », souligne Margaret O’Mara, historienne à l’Université de Washington et autrice de “The Code: Silicon Valley and the Remaking of America”, auprès du New York Times.

Les racines de cette culture du travail acharné remontent aux années 1960, lorsque les fabricants de semi-conducteurs s’affrontaient dans une concurrence féroce, rappelle l’historienne. À l’époque, on affichait une attitude « californienne décontractée » en façade, mais on pratiquait un « travail acharné à l’ancienne » derrière les portes des bureaux – une posture qui perdure aujourd’hui, dopée par l’essor de l’IA.

« Travailler avec une dévotion intense, presque religieuse, est inscrit dans l’ADN de la culture de la Silicon Valley », observe Carolyn Chen, sociologue à l’Université de Californie à Berkeley et autrice de “Work Pray Code”.

Un changement d’attitude

Longtemps associée à des exemples technologiques de réussite tels que Steve Jobs et Bill Gates, la philosophie du workaholisme a toutefois changé de visage. Les partisans du « 996 » se disent galvanisés par le boom de l’IA, mais une autre dynamique est à l’œuvre : la technologie elle-même rend certains postes obsolètes, entraînant des vagues de licenciements.

Déjà affaiblies par la pandémie, l’inflation et un contexte économique incertain, de nombreuses entreprises ont réduit leurs effectifs et rogné sur les avantages sociaux.
Dans ce climat d’instabilité, certains salariés préfèrent ne plus compter leurs heures – et parfois même s’en vanter – pour préserver leur place.

Des risques pour la santé

Reste que ce rythme effréné n’est pas sans conséquence. Avant que la Chine n’interdise le « 996 » – sous la pression de protestations et de critiques internationales –, plusieurs travailleurs sont morts d’épuisement. Les risques de burn-out, d’anxiété, de dépression et d’AVC sont nettement plus élevés chez ceux qui adoptent ce régime horaire.

« Il y a une quasi-hystérie autour de la création de produits d’IA ; beaucoup de jeunes talents, dans leur enthousiasme, négligent les risques qu’ils prennent et les responsabilités qu’ils assument », alerte Adrian Kinnersley, patron d’une start-up spécialisée dans le recrutement. Il rappelle que cette pratique est non conforme au droit du travail américain.

Une contamination du « 996 » en Europe ?

Les géants technologiques européens, eux aussi engagés dans la course à l’IA, pourraient-ils importer ce modèle ? Peu probable. Outre des contraintes légales plus strictes, la culture du travail y est radicalement différente. « Les Européens semblent surpris lorsqu’on leur demande de travailler le week-end », sourit Harry Stebbings, investisseur en capital-risque installé au Royaume-Uni.

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