Dans un monde de la mode où l’excès et la logomanie prennent parfois le dessus, le créateur de sacs Jérôme Dreyfuss — même après vingt ans de métier — fait souffler un vent de fraîcheur. Nous avons rencontré ce bon vivant au petit côté rebelle lors de l’ouverture de sa boutique à Amsterdam.
Un entretien avec Jérôme Dreyfuss ressemble à une minileçon de lâcher-prise. Il écarte un coup de fil pro d’un sourire : « Ça peut attendre. » Il regarde son secteur avec un incroyable sens du recul et parle volontiers de son but ultime dans la vie : être heureux. « J’aime être ici, soupire-t-il en regardant par la fenêtre de sa nouvelle boutique dans les Negen Straatjes. Amsterdam est si facile d’accès depuis Paris. Je viens souvent y passer un week-end. Les Amstellodamois sont les Californiens de l’Europe : ils ont une vibe cool. Toutes mes amies ici sont des femmes fortes. Cette ville m’inspire à bien des égards. Mieux : c’est grâce aux femmes d’Amsterdam que j’ai commencé à ajouter une longue bandoulière à mes sacs. Tout le monde fait du vélo, et une anse courte n’est pas pratique. Les Pays-Bas sont notre deuxième marché après la France. Sans doute parce que mes sacs sont si pratiques.
Il y a vingt et un ans, quand ma femme (la créatrice de mode Isabel Marant, NDLR) est tombée enceinte, nous avions tous les deux une belle carrière. Je savais qu’elle ne s’arrêterait pas, mais que l’un de nous devait s’occuper de l’enfant. J’ai choisi de moins travailler. J’étais le seul homme à la grille de l’école (rires), mais cela ne me dérangeait pas. Je voulais toutefois rester actif dans la mode, car j’aimais mon métier.

Lors d’un dîner entre amis, j’ai remarqué des femmes n’ayant pas de sac à main. “Pourquoi ?”, ai-je demandé. Elles ne trouvaient pas de sac pratique, léger, sans logos. J’ai alors décidé de créer des sacs. J’ai commencé à couper le cuir comme je l’aurais fait pour une robe. Le résultat était souple et doux, parce que je ne l’avais pas abordé comme un sac, mais comme un vêtement. Et la machine s’est mise en route. »
Comme un architecte
« En tant que créateur, je veux dessiner des pièces qui aident les femmes toute la journée. Je ne comprends pas la mode inconfortable : les très hauts talons, par exemple, je trouve ça ridicule. Hier soir encore, j’ai vu des images d’un tapis rouge : ces femmes montaient à peine les marches. C’est même irrespectueux de dessiner cela en tant que designer. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas simplement être à l’aise, comme les hommes le sont toujours ? Concevoir des sacs pratiques est ma forme de féminisme. J’observe dans la rue comment les femmes se déplacent, quels sacs elles portent, ce qui pourrait être amélioré. Je crée des sacs qui peuvent servir à la fois de sac à langer et de sac pour ordinateur. J’aime les pièces transformables. Mon fils a 21 ans et sa petite amie se déplace différemment de ma femme. Chaque génération a d’autres besoins. J’essaie d’adapter ma vision aux gens, pas l’inverse. Un bon architecte ne construit pas une maison pour lui-même : il comprend ce dont le client a besoin et l’anticipe. Dans la mode, c’est pareil. Il faut aider les gens avec son produit — et les rendre un peu heureux, bien sûr. Nous vivons une époque peu réjouissante. La mode est un petit moment de bonheur. Et c’est exactement ce qu’elle doit être. Pas plus. »
Focus sur l’Europe et durabilité
« La durabilité est le thème central de mon entreprise. Enfant, j’étais scout ; on y apprend le respect de la nature. Je ne choisis que des cuirs de vaches élevées en plein air. Je n’utilise pas de peaux d’Amérique du Sud, toutes liées à la déforestation. J’essaie d’employer un maximum de produits écologiques pour la teinture. Nous ne produisons pas de CO₂ pour ce cuir : c’est un déchet de l’industrie de la viande. Et nous évitons aussi le CO₂ du similicuir. Côté distribution, je tiens également à la durabilité. Je me concentre sur l’Europe et j’expédie autant que possible par train. J’ai récemment supprimé nos points de vente en Australie, car l’empreinte écologique ne me semblait pas défendable. Pour une maison comme la nôtre, l’Europe suffit : l’Italie, le Danemark, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, c’est notre monde.
Je n’ai pas l’ambition de devenir la plus grande marque au monde. À l’aéroport, j’ai vu récemment la boutique de la plus grande maison française : ils vendent des sacs en plastique à des milliers d’euros. Je trouve cela tout simplement vulgaire. La mode doit retrouver sa juste place. Trop, c’est trop.
‘Ce qui m’inquiète, c’est que mes plus jeunes collaborateurs sont les plus prudents’
Pour l’aménagement de mes boutiques aussi, la durabilité est cruciale. À Amsterdam, j’ai travaillé avec l’architecte belge Guillaume van Wassenhove — notre quatrième collaboration. Pour des raisons écologiques, nous n’avons utilisé qu’un seul chêne pour tout l’intérieur : planches, tables, poteaux, armoires. Tout est fabriqué de manière artisanale, sans clous ni vis, amarré comme chez les scouts. On voit les veinures et les bords irréguliers, on sent les imperfections. Le bois apporte de la chaleur, idéale pour le climat néerlandais. »
Monsieur Marant
Jérôme Dreyfuss et son épouse Isabel Marant sont, techniquement, concurrents : elle possède un label de mode à succès et une ligne de sacs dans la même gamme de prix. « Oh, nous n’y prêtons pas attention, sourit Jérôme Dreyfuss. Je suis fier d’elle et de son travail. Nous ne sommes pas toujours d’accord. Concernant le marché américain, par exemple, elle le trouve important, pas moi. Pour ce marché, elle doit mettre son nom en grand sur des T-shirts, ce que je ne ferais jamais. Mais sa marque est bien plus grande, elle joue dans une autre catégorie, donc je ne juge pas. Mon marché, c’est ma liberté. Je choisis délibérément de ne pas être grand. Je veux une vie cool et normale. C’est ce qui compte pour moi. On nous élève avec l’idée qu’il faut travailler dur pour avoir plus tard un bon job et gagner beaucoup d’argent. Mais personne ne dit que le but de la vie est d’être heureux. J’ai construit ma vie pour que le bonheur et l’estime de soi passent toujours en premier. On m’a invité récemment dans une émission de radio très populaire en France, mais la station appartient à un propriétaire d’extrême droite. J’ai refusé.
C’est un problème de notre époque : les gens réfléchissent trop peu, politiquement parlant. Dans les années 1980, Jean Paul Gaultier dénonçait le racisme. Sonia Rykiel a toujours défendu la littérature et l’alphabétisation. Avant, on pouvait dire ce qu’on voulait. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, tu mets ta marque en péril si tu le fais. C’est tellement dommage. Notre force réside dans nos différences, dans le partage des idées, dans le fait d’argumenter. On ne peut pas être aimé de tout le monde.
Ce qui m’inquiète, c’est que je constate que mes plus jeunes collaborateurs sont justement les plus prudents. Si je propose, en ces temps troublés, de plaider pour la paix ou autre chose du genre, c’est très vite perçu comme une prise de position politique. Et c’est de la jeune génération au travail que viennent les plus fortes oppositions. Je défendrai toujours mes valeurs. Notre monde est trop polarisé. Il faut recommencer à se parler. J’ai réécouté Imagine de John Lennon : c’est douloureux de voir à quel point il est redevenu nécessaire d’entendre cette chanson aujourd’hui. »




Keizersgracht 233, Amsterdam. jerome-dreyfuss.com
par Kristin Stoffels
Jérôme Dreyfuss
. Créateur de mode français
. Marié à Isabel Marant ; ils ont un fils de 21 ans.
. A étudié la mode à l’ESMOD, qu’il quitte après trois mois pour un stage chez John Galliano.
. À 23 ans, lance sa propre collection de prêt-à-porter et remporte la même année le prestigieux prix Andam.
. Après la naissance de son fils, crée sa marque de maroquinerie éponyme.
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