L’aventure sicilienne du chef belge Kobe Desramaults: “Je me sens comme à mes débuts au In De Wulf”
Jusqu’à la fin du mois d’octobre, Kobe Desramaults (42 ans) est aux fourneaux de la Stazione Vucciria, à Finale, en Sicile. Il ouvrira ensuite son propre restaurant sur l’île.
Le repas du 13 mars 2020, devant les feux de bois du restaurant Chambre Séparée à Gand, était inoubliable à plus d’un titre. Michael Borremans, ami du chef cuisinier Kobe Desramaults, y dînait aussi ce soir-là. Alors que les cuisiniers se lançaient dans la préparation des desserts, l’artiste peintre s’est levé et s’est mis à passer de la musique. Une demi-heure plus tard, à minuit, les restaurants ont mis la clé sous porte. Pour trois semaines… c’est ce que nous pensions.
Plus de deux ans plus tard, le gérant de notre B & B à Pollina comprend immédiatement la raison de notre visite: le célèbre chef belge qui s’est installé dans le coin. Par une soirée d’été, nous descendons une route goudronnée de la baie de Finale, dans le sens inverse des baigneurs. “Est-ce que ce serait par ici?”, me demande mon compagnon de voyage. Et nous voilà soudain à côté de lui. L’homme, qui a été nommé meilleur cuisinier de Belgique, d’Europe même, à ses chers fourneaux à bois. Quelques minutes plus tard, une blonde néerlandophone nous sert un excellent champagne. “Waaw!”, s’exclame mon voisin de table lorsque nous dégustons la première bouchée. Fleur de courgette poêlée, câpres et menthe. Succulente, légèrement acide, pleine de saveur.
Le ton est donné. Leentje Van Nuffel, le nom de la blonde, nous propose de choisir entre le menu court (douze dégustations, 95 euros) et le menu long (seize dégustations, 130 euros), accompagnés de quatre (45 euros) ou six (60 euros) verres de vin sicilien. Kobe Desramaults a rencontré cette sommelière ici, dans le monde du vin local, qu’elle connaît d’ailleurs très bien. À la table du chef, autour des braises, nous observons Kobe Desramaults. Exactement comme à l’époque, à la Chambre Séparée, où il cuisinait pour seize convives. Ici, derrière nous, il y a une trentaine d’autres couverts.
Je n’ai pas de talents d’entrepreneur. Je l’accepte et je renonce à essayer de m’améliorer dans ce domaine
Pâmoison
Après une gambero bianco dans toute sa simplicité, on nous sert un consommé de bulots: une dégustation aux multiples saveurs — huile d’olive, poivre, fumée. Les vongole aux amandes fraîches sont inoubliables. “Il vaut mieux le manger tout de suite, sinon il va ramollir”, nous prévient Kobe Desramaults quand nous n’attaquons pas immédiatement sa tomate sur biscuit au parmesan. Il a dit un jour: “La concentration, ce n’est pas mon truc”. Et pourtant, le voilà. Il est hyperconcentré quand il peut cuisiner devant ses clients, à la minute, pour tout type de convives. C’est la magie qu’il a retrouvée. Mon compagnon de table est ému par la scène.
Il met de la seiche sur les braises, prépare une sauce avec l’encre et les têtes, l’assaisonne. Accompagnée d’oignon de Tropea, cette dégustation est aussi d’une simplicité divine, et offre une association de saveurs que nous n’avons jamais mangée ailleurs. La tomate au lard fondu aussi est une concoction d’une sobriété trompeuse. “C’est un agriculteur qui les cultive sans eau. Elles sont sèches quand on les coupe, mais leur goût est très intense.”
En silence, nous observons la communication calme et souple entre cuisiniers. Le chef encadre avec une certaine maîtrise, mais il ne semble pas se placer au-dessus des autres. À un moment, il y a clairement un stress. Pendant quelques minutes, l’équipe quitte le poste de travail et se concerte à l’intérieur, dans l’arrière-cuisine. Un peu plus tard, le calme est revenu, les rires fusent dans une effervescence divertissante.
Il coupe l’agneau. Il prolonge la cuisson des parties grasses sous le gril quelques instants. À côté de nous, un couple est en pâmoison, tout comme nous. C’est une expérience partagée qu’ils n’oublieront jamais. Pour le dessert, il y a des cerises sur le feu. Juste avant la fin du service, Kobe Desramaults quitte le restaurant plié en deux. “Un mal de dos tenace”, s’excuse-t-il.
Tabous
Le lendemain matin, à onze heures. On va bientôt rallumer le feu. Kobe Desramaults, qui loue une grande maison à Castelbuono, à une demi-heure de route, est déjà sur place. Il a toujours mal. Il se débrouille déjà bien en italien, sa conversation avec un fournisseur de poisson frais en témoigne.
De nombreux chefs cuisiniers copient le travail des autres chefs. Chez Kobe Desramaults, la cuisine est toujours authentique et c’est ce qu’il a prouvé une nouvelle fois avec le repas d’hier soir. “C’était mon intention en venant ici”, dit-il. “De nombreux cuisiniers recherchent le contraste des saveurs, moi je recherche plutôt la concentration. Et dans la plupart des restaurants, tout se passe dans l’assiette. Sur le moment, c’est magnifique à manger, mais cela ne laisse pas de souvenir impérissable. C’est pourtant exactement ce qui me semble essentiel: réunir certains éléments pour laisser aux convives une impression durable. Le plus beau des compliments, c’est d’entendre quelqu’un me dire, des années plus tard, qu’il se souvient encore de la saveur d’une de mes préparations. Et plus on associe de saveurs, plus c’est difficile. C’est juste une façon de faire montre de ses talents. C’est de la frime.”
Franco Virga, le patron du restaurant, le présente partout comme l’un des plus grands chefs du monde. Il rit. “Et les gens du village: “Chef! Chef!” C’est parfois un peu gênant. Mais cela fait partie du jeu: la façon dont on vous présente, dont on vous vend. Les Belges sont assez critiques, alors qu’ici, il y a un côté plus candide. Je me sens très bien accueilli en tant que chef belge.”
L’essence
Nous revenons sur le calme spectaculaire dont fait preuve l’équipe dans la cuisine ouverte. Et sur le petit problème qui a semblé surgir la veille. “Il y a beaucoup de problèmes”, dit-il en riant. Nous sommes quatre — deux anciens collaborateurs de la Chambre m’ont suivi. Il y a aussi quatre personnes qui font le service. Pour quarante invités, c’est très juste et cela engendre une pression assez intense. À part quelques sauces, rien n’est préparé la veille. C’est une méthode de travail à laquelle ils ne sont pas habitués, ici.”
Mais cela l’oblige à rester attentif. “Je suis dans la même phase qu’à mes débuts au In De Wulf, le restaurant de ma mère, que j’ai repris lorsqu’elle a pris son repos bien mérité. La différence, c’est que je n’ai plus 24 ans, mais 42. À l’époque, il fallait que les choses se fassent. Je voulais trouver des produits exceptionnels, tout changer, faire l’impossible. Partir de zéro avec une petite équipe et montrer ce dont nous étions capables: c’était ça, l’idée. Au fil du temps, l’équipe s’est élargie. Jusqu’à ce que nous soyons vingt en cuisine et que tout fonctionne comme une machine bien huilée. Chacun savait tellement parfaitement ce qu’il avait à faire qu’aucun problème ne pouvait surgir. Mais cela m’a semblé monotone à un certain moment. J’étais devenu remplaçable, j’aurais tout aussi bien pu m’installer à mon bureau. L’adrénaline me manquait. Je veux cuisiner moi-même, je veux que les gens viennent notamment pour me voir, je ne me contente pas de faire partie du processus de création. Ce dernier me semble d’ailleurs un peu surfait. À l’époque, je voulais installer une cuisine-laboratoire à l’étage pour tester d’abord les plats, pour les descendre en salle ensuite, me mettre dans le bain, et — tout ça, c’était n’importe quoi. Il n’y a qu’une seule chose de vraie: cuisiner ; le labeur ; être submergé par les arômes et les saveurs des produits qui arrivent, échanger des idées et dire: voilà comment nous allons travailler les aliments aujourd’hui.”
Kobe Desramaults cuisine avec les mains et ça se voit: elles sont mises à rude épreuve. “C’est ce qui faisait de la Chambre Séparée ce qu’elle était. J’y travaillais d’arrache-pied, avec une équipe autour de moi. Cela n’a rien à voir avec la vanité. C’est juste parce que je veux maîtriser le métier et le montrer. C’est le plaisir de cuisiner, et la seule chose que j’aime faire. Je n’ai pas de talents d’entrepreneur. Je l’accepte et je renonce à essayer de m’améliorer dans ce domaine. Cela n’en vaut pas la peine.”
Réplique
A-t-on reproduit ici la Chambre Séparée en plein air? Il fait non de la tête. “C’est un concours de circonstances. À l’origine, il y avait un projet avec un riche investisseur belge de créer une sorte de réplique. Pour moi, personnellement, la Chambre Séparée était le cadre parfait: vous arrivez, vous vous installez là où on cuisine, il y a de la bonne musique… Mais je n’étais pas assez proche des produits. Après la fermeture, ma petite amie Evelyn et moi sommes partis en Italie. À un moment, elle m’a proposé d’aller en Sicile. Je n’y avais jamais pensé, mais dans les restaurants du nord de l’Italie, la Sicile est un label de prestige. Poulpe, tomates… Tout ici est vraiment incroyable. Malheureusement, l’on ne propose presque aucune préparation de haut vol avec ces produits purs et somptueux. Dans la cuisine traditionnelle, presque tous les aliments sont frits — arancini, panelle, etc.: que du gras. Et ce qu’il y a de meilleur est exporté, notamment vers le Japon, même le poisson frais, comme le thon, qui est engraissé ici. Quand je suis arrivé ici, j’ai vu une vingtaine de personnes discuter autour des caisses à la criée. À en pleurer.”
Faire la cuisine au plus près des produits, c’est le projet qui s’est dessiné. Mais l’idée de la réplique est tombée à l’eau. “Nous voulions construire une Chambre Séparée au sommet d’une colline dans le village de Castelmola, près de Taormina, sur un domaine de dix hectares avec vue sur l’Etna et la mer. Le processus était déjà bien entamé, mais s’est terminé par un conflit avec l’investisseur. Je n’avais plus travaillé depuis un moment. Il fallait que je m’y remette et je voulais aller en Sicile. Je vivais chez Evelyn à Molenbeek et je ne pouvais pas rester là à attendre que quelqu’un m’invite. Il fallait que quelque chose se passe. Je m’entendais bien avec Diego Rossi, de Trippa à Milan, un restaurant spécialisé dans les abats. C’est lui qui m’a présenté Franco Virga. Il a plusieurs établissements à Palerme et est toujours en quête de nouveautés. Un de ses collaborateurs avait mangé à In De Wulf à l’époque. “J’ai quelque chose en tête pour toi”, a dit Franco. Il ne voulait pas m’envoyer de photos. “Viens voir”, m’a-t-il dit. J’ai alors pris l’avion avec Tiziano. Il est originaire de Rome et a travaillé à la Chambre pendant deux ans. D’abord, Franco nous a fait visiter Palerme pendant trois jours. J’étais sur des charbons ardents: “Est-ce qu’on peut aller voir le lieu, maintenant?” C’était complètement différent ici, à l’époque. Et j’avais encore l’idée de la réplique en tête. En plus, c’était l’hiver. Le temps peut être très morose ici.”
J’imagine un restaurant où nous pourrons également habiter et où ma fille grandira
Mais Kobe Desramaults a sauté sur l’occasion. L’idée: un restaurant d’été jusqu’à la fin du mois d’octobre. “Comme un test. Je n’avais aucune idée de ce que c’était de vivre et de travailler ici.”
Next step
“Euh, oui, c’est très difficile de faire confiance à quelqu’un que l’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam”, dit-il en riant. “Mais ça se passe assez bien. Cela dit, il faut maintenant passer à l’étape suivante: un établissement de seize à dix-huit couverts, à l’image de la Chambre Séparée, avec quelques chambres en plus. Actuellement, nous travaillons à 150% de notre potentiel physique et au maximum à 55% de notre potentiel créatif.
À la base, l’idée était de travailler de manière plus détendue. Pour expérimenter. Mais j’ai remarqué que les collègues du monde entier et les habitués de la Chambre venaient nous voir pour découvrir the next step. Je ne peux donc pas me contenter de servir un plat de pâtes et deux ou trois dégustations à partager. J’espérais que les food travelers arriveraient dans un deuxième temps, quand je me serais habitué à l’environnement et aux produits, et quand nous serions mieux équipés. La cuisine n’a rien de spécial. Mais j’ai toujours toute la cuisine et les meubles de la Chambre. Je veux la faire venir ici.”
Solitude nocturne
Peu à peu, les contours de ce nouvel établissement se dessinent. “Même si je n’ai pas de talents d’entrepreneur, être salarié n’est pas dans ma nature. L’idée est de créer une nouvelle société avec Franco. Nous sommes en train de négocier un accord. Ce n’est pas si facile. Il a un groupe de restaurants. Pour eux, le côté commercial est primordial. Pour moi, l’essentiel est de créer un lieu de très haute qualité. Qui ne rapportera peut-être pas énormément d’argent, mais qui sera une valeur ajoutée pour l’ensemble du groupe. Ils comprennent la démarche, mais c’est une toute nouvelle perspective.”
C’est probablement sur les collines de Castelbuono que nous allons installer le cadre. “Le village va être ajouté au patrimoine de l’UNESCO. C’est un bastion vivant, un peu isolé, qui compte 9 000 habitants. Le niveau de vie y est légèrement plus élevé. On y trouve la meilleure école de la région. Nous envisageons notamment de nous installer dans un ancien monastère. J’imagine un restaurant où nous pourrons également habiter et où ma fille grandira. Un endroit un peu retranché. Même si c’est un endroit “chic”, je veux que ce soit normal que Mirabelle s’y balade.
Sa petite amie, Evelyn Simons, ne veut pas rester les bras croisés, elle non plus. Elle est la programmatrice du Horst Arts & Music — le festival de musique électronique, d’art et d’architecture sur le site Asiat à Vilvorde — et travaille pour la Fondation CAB à Bruxelles. “Elle veut faire venir des artistes ici et organiser des expositions. Nous collaborons avec la Fondazione Merz à Palerme.” Est-ce que cela signifie qu’il a quitté la Belgique pour de bon? “Je ne dis pas ça. Bien sûr, je ne sais pas à quoi nous allons aboutir, mais ma mentalité n’est pas de venir ici temporairement, comme un touriste, et bâcler le travail. J’y crois, mais je sais aussi qu’en hiver, ce sera un grand défi. Nous devrons faire très fort pour attirer les gens jusqu’ici. Mais j’ai 41 ans, alors pourquoi ne pas continuer à faire ce que j’aime, mais dans un cadre totalement différent? Je pense que ce sera aussi une bonne chose pour Mira. Un jour.”
Pendant des années, en Belgique, son univers était: In De Wulf. “Et davantage le restaurant que la commune de Dranouter”, dit-il. “J’y ai vécu mes plus belles années, même s’il y a eu aussi des moments plus difficiles. Ensuite, il y a eu la Chambre Séparée, mais j’ai vite compris que le milieu urbain n’était pas pour moi. J’y ai rencontré de chouettes gens, mais cela ne me remplissait jamais d’énergie. Là aussi, ce petit espace était mon univers tout entier. En fait, je n’ai pas une grande vie sociale. Je suis peut-être un peu handicapé socialement. J’aimerais récréer mon biotope ici, un espace où j’autorise les gens à entrer, mais d’où je ne sors pas très souvent. J’essaie d’y être la version la plus agréable de moi-même.”
Joug
L’âme de Kobe est mise à nu. Il a un côté timide. “Mais dès que je suis en cuisine et que je ressens la pression, je deviens quelqu’un d’autre. Quelqu’un que je considère aujourd’hui comme étant moi-même. Le cuisinier, le restaurateur, l’artisan. Même si j’ai toujours l’impression que tout le monde va détester ce que j’ai préparé. À chaque service, une pensée me hante: c’est une catastrophe, tout le monde va me détester. Depuis toujours. Quand on me fait un compliment, je me dis: OK, ce n’est peut-être pas si mal. (rires)”
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