“La moitié de notre vie est réelle mais l’autre moitié pourrait être irréelle”

© Ringo Gomez-Jorge

Le designer Lionel Jadot traverse la vie dans une apparente insouciance, et ce, malgré ses nombreux projets, du grand au plus grand. Il transforme l’agitation en énergie, le travail en jeu. “J’adore la vitesse. Cela me donne de l’énergie”

Ce n’est pas notre première visite aux Zaventem Ateliers, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de tout regarder avec émerveillement. Cette ancienne papeterie où s’entassent aujourd’hui 26 studios de création est un diamant brut qui éclipse bien des joyaux. L’atelier du célèbre designer Lionel Jadot, à l’origine de cette initiative, se trouve au premier étage et donne sur une grande terrasse. Il est, comme toujours, très occupé, mais cela ne semble pas affecter son humeur. L’homme revient tout juste de Paris où, avec son équipe de Zaventem, il a occupé pendant trois jours cinq mille des onze mille mètres carrés de l’ancien complexe industriel Les Grandes-Serres de Pantin. “À Paris, nous avons installé en une seule journée un bar et une cabine de DJ et mis en place toutes les présentations. Le lendemain, à 19 heures, nous avons inauguré l’événement par un spectacle de danse de Ben Fury et Victoria Jadot qui faisait un défilé.”

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Vous avez fait la même chose lors de la semaine du design à Milan. Comment avez-vous réussi à obtenir une fois de plus un bâtiment industriel si magnifique pour faire votre exposition?

“Par l’intermédiaire d’un client qui va ouvrir un food market dans une partie de Pantin et qui m’a demandé de concevoir l’intérieur. Le bâtiment abritera également une salle de concert, plusieurs écoles et des ateliers de création. On s’adresse à nous pour ce genre de projet. À Milan, un client a parlé à Pierre Coddens — également basé ici aux Zaventem Ateliers — d’un bâtiment similaire dans la banlieue de New York. L’accord est toujours le même: on nous prête gratuitement le bâtiment en échange d’un spectacle de qualité qui met en valeur l’immeuble.”

Pourquoi aimez-vous ces anciennes bâtisses?

“J’adore intégrer un design contemporain dans de vieux bâtiments qui n’intéressent plus personne. Ce sont des bâtiments où l’on sent l’énergie circuler et l’enfant intérieur refaire surface. Un esprit de liberté et d’humanité, voilà ce dont il s’agit pour nous et ce que nous aimons transmettre aux gens. À Baranzate (le grand hangar occupé pendant la Semaine du design de Milan), les visiteurs devaient entrer par l’arrière, là où nous dormions dans nos mobil-homes.”

En arrivant à Baranzate, nous cherchions l’entrée et avons vu un membre de votre équipe se doucher nu dans le jardin.

(Rires) Nous vivons dans un monde de plus en plus numérique. Nos présentations dans ces bâtiments rappellent l’énorme plaisir de l’aspect tactile du design. On peut littéralement toucher à tout et discuter avec les concepteurs. C’est complètement différent de ce qui se passe dans les salons. Dans les salons, on se croirait presque dans un centre commercial et les vendeurs travaillent à la commission. Nous sommes comme une famille, il n’y a pas de compétition entre nous. Ce n’est pas l’argent qui compte ici, mais l’esprit. Et comme nous sommes nombreux, l’énergie est débordante. Nous ne sommes pas un lieu de coworking, mais nous ne sommes pas non plus un collectif. Le New York Times nous a qualifiés de “guilde contemporaine”. J’aime bien ce terme”.

L’esprit ludique est-il important pour vous?

“Extrêmement important. Je dois pouvoir jouer, sinon je ne vois pas l’intérêt de mon travail. Ce qui m’importe, c’est la liberté totale de créer. Je suis également un adepte de l’adhocisme — du latin ad hoc. C’est une philosophie qui se rapproche de l’improvisation et implique de prendre rapidement des décisions créatives. J’évite toute forme de rigidité et de bureaucratie. Bien sûr, il reste toujours quelques tâches administratives, mais je les restreins et les simplifie au maximum. Nous évitons tout simplement les contrats complexes bourrés de règles et de jargon juridique”.

Comment faites-vous pour imposer cela? Car vos projets sont assez grands.

“Je suis un bon storyteller et je convaincs le client d’entrer dans mon monde un peu fou. La Royale Belge est un bon exemple: l’ancien bâtiment AXA en forme de croix à Watermael-Boitsfort. Ce sera un projet fou avec des espaces de coworking, un restaurant, une salle de sport, des piscines, etc. Nous avons gagné le concours de design. J’invite plusieurs designers et ensuite nous jonglons avec les idées, le planning et le budget jusqu’à ce que tout tombe en place.”

Cela semble très chaotique.

(rires) “Pour moi, c’est de la sérendipité. Je crée un cadre dans lequel on travaille, mais je laisse une grande partie en friche pour accueillir de nouvelles idées. Il incombe ensuite aux concepteurs invités de combler le vide. Et je laisse faire. C’est ma façon de gérer la création. Un peu comme un réalisateur de cinéma. Il ne demande pas à son acteur de pleurer, par exemple, mais crée par des détours une atmosphère dans laquelle l’acteur ressentira l’émotion à interpréter. De plus, en invitant plusieurs concepteurs, le projet se compose d’une superposition de contenus. On sent que le projet n’a pas été imaginé par une seule personne. En d’autres termes, on ressent une certaine humanité, une certaine imperfection. Une organisation trop stricte étoufferait le projet et le tuerait dans l’oeuf. Je travaille de cette façon depuis le début de ma carrière”.

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Quand avez-vous commencé à faire du design?

“Quand j’avais dix-huit ans. Après mes humanités à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, je voulais continuer mes études à Florence. Puis ma mère est subitement morte d’un cancer. Elle dirigeait une entreprise de sièges avec mon père. Moi, je suis resté pour l’aider, mais ça a a mis mon père en colère. “Vis ta vie”, a-t-il dit. C’était une petite entreprise d’environ 35 personnes. J’y ai appris énormément de choses: la personnalité des clients et des architectes d’intérieur avec lesquels nous travaillions. Après deux ans, un client de nos clients souhaitait faire concevoir une cuisine, une bibliothèque et d’autres espaces en plus des sièges. C’était mon premier projet. D’autres petits projets d’intérieur ont suivi. À un moment donné, un client voulait nous confier une maison en bois de six cents mètres carrés dans la forêt. J’ai dit oui, comme je dis toujours oui à tout. C’est le moment où, après dix années passées à travailler chez mon père, j’ai commencé à m’organiser et à monter ma propre entreprise.”

© Ringo Gomez-Jorge

En bref, vous n’avez jamais rien fait d’autre que de suivre votre intuition?

“Je ne renonce jamais à ma vision, ni pour le planning ni pour un niet d’un entrepreneur. Vous savez, la mort de ma mère a changé ma façon de penser: travaille vite, il n’y a pas de temps à perdre. Selon ma philosophie, la moitié de notre vie est réelle et l’autre moitié pourrait être irréelle. On ne sait pas toujours de quelle partie il s’agit. Je suis tout à fait capable de prendre de la distance par rapport aux choses, mais en même temps, je peux aussi m’y engager complètement. Cette philosophie me donne assez de liberté et d’espace pour profiter de tout et pour le vivre sans stress.”

Vous n’êtes jamais stressé?

“Je ressens évidemment une tension à l’approche d’une deadline, mais au fond de moi, je reste calme. Que vous soyez stressé ou non, le délai reste le même. J’ai toujours abordé les choses de cette façon, depuis que je suis petit. Je suis comme ça”.

Ne recherchez-vous jamais le repos?

“Je me repose quand je dors. Aujourd’hui, c’est sept heures par nuit, mais avant, je n’avais pas besoin d’autant de sommeil. Lorsque je sors d’une réunion ici dans l’atelier, il m’arrive de pousser la porte d’un atelier voisin et de discuter avec l’artiste de sa pratique. Pour moi, c’est un peu des vacances. J’adore écouter les idées des autres et exprimer les pensées qui sommeillent dans ma tête. Je ne parviens pas à les refouler”.

En Belgique, vous êtes un pionnier de l’utilisation d’objets de récupération. Cette attitude anti-matérialiste est-elle apaisante?

“Je travaille avec des matériaux de récupération depuis l’âge de 10 ans. Quand je rentrais de l’école, je construisais mes jouets avec les déchets qui traînaient par terre dans l’atelier. Le jour des encombrants, je prenais une brouette et j’allais à la chasse au trésor. J’ai surtout développé un grand respect pour les matières en général. Nous ne sommes pas ici en tant qu’humains pour gaspiller les ressources. Je mets tout sur le même plan: il n’y a pas de matière supérieure ou inférieure. C’est le problème d’aujourd’hui. Beaucoup de gens font une distinction entre ce qui est important et ce qui est supposé être moins important. Et cela génère du stress”.

Qui est Lionel Jadot (53)

– Architecte d’intérieur d’envergure internationale, connu pour son style particulièrement éclectique et son utilisation de matériaux de récupération.

– Il a fondé les Zaventem Ateliers dans une ancienne papeterie: un énorme lieu de travail avec 26 ateliers.

– Avec les Zaventem Ateliers, il a organisé une exposition dans un magnifique hangar à Baranzate, aux portes de Milan, à l’occasion de la Semaine du design 2022.

– Il travaille actuellement, entre autres, au réaménagement de la Royale belge, l’ancien bâtiment bruxellois de la banque AXA qui date des années 1970

– Il est fan de science-fiction

– www.lioneljadot.com

– www.zaventemateliers.com

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