L’ultime prescripteur de goût : Pourquoi les cafés de mode et les collaborations food sont-ils si populaires ?

Des frites signées Saint Laurent, des tartelettes Prada et des bretzels Céline. Les cafés de mode soigneusement mis en scène et les collaborations culinaires poussent comme des champignons. Et ce n’est pas si fou que ça.

Je l’avoue, en tant qu’über-foodie, je lève souvent les yeux au ciel. Ces collaborations dont le motif commercial dégouline comme de grosses mottes de beurre estampillées Jacquemus ou des glaçons aux lettres Miu Miu en train de fondre… Qui tombe dans le panneau ? Et puis, la question demeure : quelle sera vraiment la qualité de ce qu’on mange ? Mais lorsque, l’été dernier, la maison belge de maroquinerie de luxe Delvaux est montée à son tour dans le train de la food, ma curiosité a été piquée. D’autant plus qu’elle s’est associée au prestigieux hôtel cinq étoiles Botanic Sanctuary, à Anvers.

Une expérience unique chez Delvaux

La question est : qu’a-t-on envie de goûter quand on pense à une marque ? « On ne trouvera jamais un partenaire qui “ait le goût” de Delvaux », affirme Julie Verlinden, Chief Commercial Officer de Delvaux. « C’est pourquoi, pour ce café éphémère, nous avons cherché un partenaire partageant nos valeurs : surprise, innovation et design. Nous avons aussi réfléchi au momentum que nous voulions créer en mettant l’accent sur une collection précise. » Henry’s Bar, le restaurant du Botanic Sanctuary, cochait toutes les cases. Les plats n’ont pas été créés sur mesure pour Delvaux, mais subtilement adaptés. Les éléments floraux de la collection Art nouveau de Delvaux, placée sous le thème de la nature, se reflètent dans des pétales et des herbes sur des plats belges iconiques — comme la tomate-crevettes — pour souligner le lien avec notre fierté nationale. Le chef pâtissier star Roger Van Damme a, lui, imaginé pour l’occasion un équivalent chocolaté du modèle Brillant.

« Une cuisine lourde n’aurait pas collé à notre thème. En tant que marque, on ne va pas non plus chercher ce style-là, car il faudrait trop l’adapter. On perdrait l’authenticité du lieu et on saperait sa propre crédibilité », poursuit Julie Verlinden. Le café éphémère a d’ailleurs été pleinement intégré à l’hôtel, jusqu’à la teinte des fauteuils reprise pour des coussins Delvaux sur mesure. « L’exactitude des détails faisait partie intégrante de l’expérience globale. Coller notre logo partout aurait été trop plat, trop commercial. Nous voulions quelque chose de bien plus subtil, une immersion. »

Nous cherchons des formes de luxe plus petites et — littéralement — à croquer

Un hôtel comme le Botanic Sanctuary est un partenaire logique, car il attire exactement la clientèle visée par Delvaux. « 80 % de nos hôtes sont ici pour le loisir et apprécient cette atmosphère luxueuse, explique Christian Hirst, directeur général du Botanic Sanctuary. Qui dort ici s’intéresse à la fois à la haute cuisine, à la mode et à la culture. Tout est lié. En combinant ces univers, on crée une expérience qui dépasse la boutique traditionnelle. Aujourd’hui, on peut tout obtenir en quelques clics : les gens veulent donc quelque chose qu’ils ne peuvent pas composer eux-mêmes. Dans le luxe, comme en gastronomie, tout consiste à créer cette émotion. »

Un luxe tangible et démesuré

Des maisons de haute couture comme Dior et Louis Vuitton poursuivent clairement cette stratégie du luxe, en optant toutefois pour des restaurants permanents. En décembre 2024, Louis Vuitton a ouvert un superbe café dans sa boutique de Bangkok, en partenariat avec Gaggan Anand (sacré meilleur chef d’Asie par The World’s 50 Best Restaurants). Dans cet intérieur éblouissant, le monogramme iconique revient sous différentes formes et la lumière dessine des arcs-en-ciel sur la table. Chaque saison, Gaggan Anand adapte son menu à la palette chromatique de la maison, tout en restant fidèle à sa cuisine — quoique un peu plus sage.

Dior a vu encore plus grand : une façade de 15 mètres totalement recouverte d’or, si étincelante qu’on ne peut la regarder plus de cinq secondes, et, à l’intérieur de ce Gold House, un décor féerique peuplé d’animaux, de plantes et d’arbres, finement sculptés dans le bambou par un artiste local. C’est si beau qu’on pourrait le contempler des heures sans se lasser. La carte du salon de thé, avec ses pâtisseries exquises, est signée par le chef trois étoiles Mauro Colagreco (Mirazur, France).

Que ces deux maisons déploient de tels moyens à Bangkok n’est sans doute pas étranger aux chiffres du tourisme qui y grimpent en flèche. Autre facteur : l’accessibilité du concept. « Notre marque a beau être exclusive, nous voulons être inclusifs. Ce n’est pas toujours simple, mais l’horeca s’y prête parfaitement. Tout le monde ne peut pas s’offrir un sac à 2 000 €, mais on peut se permettre un café et une pâtisserie à 18 € pour vivre une expérience Delvaux à part entière », souligne Julie Verlinden.

Conteurs d’histoires

La très respectée maison Burberry va même plus loin pour rendre son image abordable, avec une stratégie clairement tournée vers un public jeune. Sans renier ses valeurs, elle met l’accent sur l’héritage britannique dans lequel elle est si profondément enracinée. Elle a collaboré avec le très en vue Norman’s Café à Londres, hélas fermé cet été. Norman’s célébrait la cuisine britannique la plus simple, servie dans des assiettes blanches banales. Pendant la London Fashion Week 2023, Burberry a pris possession du lieu, proposant notamment des two eggs and chips dans une assiette marquée du chevalier Burberry à cheval. Le rapprochement entre le logo et ce petit-déjeuner so British fonctionnait à merveille. Non seulement Burberry convoque ainsi ses 169 ans d’histoire, mais la maison révèle aussi une forme de légèreté et d’esprit si typiquement britannique.

Qu’une marque de mode s’allie à un partenaire « miroir » ou, au contraire, joue l’ironie du contraste, tout tourne autour de la création d’un récit. Mode et gastronomie partagent à la fois l’artisanat et la créativité, à ceci près que l’alimentation est plus tangible, concrète. Mais une bonne table est aussi rare que la haute couture. Au-delà des restaurants, des boutiques spécialisées misent, elles aussi, sur cette traditionnelle technique de marketing qu’est la rareté — pas forcément feinte. Pensez à la microboulangerie au levain Bob, ouverte au printemps dernier à Knokke-Heist. Son credo : « Small batch, gone fast. » De l’artisanat sincère et réaliste, qui, l’air de rien, souligne son authenticité. Vous voulez « en être » ? Mettez votre réveil. Car pour quelques euros, vous n’achetez pas seulement une expérience : vous montrez surtout que vous avez du savoir-faire et du goût. Vous savez de quoi vous parlez.

Ou prenez la hype autour du grand pâtissier parisien Cédric Grolet : des hordes de jeunes laissent désormais la Joconde de côté, smartphone dégainé, pour capturer ses gestes sensuels et prouver au monde qu’ils l’ont vu. La food comme symbole de statut, donc. Nous voici passés de la période post-covid — où les prix des chariots de courses s’envolent et où la demande pour une alimentation locale et honnête augmente — aux toiles du XVIIe siècle, où les produits exotiques signaient la prospérité des portraiturés. Sauf qu’aujourd’hui, au-delà de ce qu’on mange, le lieu où l’on mange fait aussi partie de l’identité. Les chefs sont plus que jamais des rock stars, suivis par des communautés immenses. Dans certains restaurants, décrocher une table relève de l’exploit. Avec, évidemment, un objectif : voir et être vu… en ligne.

Le phénomène n’a pas échappé au monde de la mode. Quand le pont se fait avec une maison quasi inatteignable, la file d’attente et le précieux buzz viennent presque automatiquement. Rien ne fonctionne mieux sur Instagram et TikTok que la food. Manger et boire sont multisensoriels, et figurent parmi les rares expériences relativement faciles à transposer à l’écran. Dans un monde où devenir propriétaire est quasiment inabordable, nous cherchons des formes de luxe plus petites — et, littéralement, plus « à croquer ». Nous voulons appartenir au cercle, de préférence avec quelque chose qui fait saliver tout le monde. Les maisons de mode surfent habilement sur ce sentiment de rareté, avec la nourriture comme langue universelle.

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