Des couleurs qui tombent du ciel

Daniel Buren, "Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement", travail in situ (détail) - Gare de Liège-Guillemins - 2022-2023. © Photo: J-L Deru

L’architecte Santiago Calatrava x l’artiste Daniel Buren. Pendant une année, la gare de Liège-Guillemins s’ornera d’une plus-value artistique: “Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement”. L’inauguration officielle aura lieu le 15 octobre, mais Trends Style soulève déjà un coin duvoile.

Là où tout a commencé… Stéphan Uhoda, entrepreneur et collectionneur d’art liégeois, et Joël Bazarkin, curateur, prenaient un verre au Grand Café, à la terrasse qui donne sur la gare des Guillemins, le palais de verre et de béton conçu par l’architecte espagnol Santiago Calatrava. “Les rayons du soleil traversaient la verrière, créant un magnifique jeu de lumière”, se souvient Stéphan Uhoda. “Tiens, cela pourrait bien inspirer Daniel Buren, ai-je pensé à voix haute. Et Joël m’a répondu: veux-tu que je lui demande? J’ai répondu OK et nous avons repris une gorgée de bière.”

AUSSI UNIQUE QUE LA TOUR EIFFEL

En mai 2020, Daniel Buren a visité la gare. “En toute discrétion, il était presque incognito”, nous confie Stéphan Uhoda. “À l’époque, c’était plus facile qu’aujourd’hui. C’était en pleine période de COVID, on portait tous des masques.”

Daniel Buren voyage beaucoup, mais il n’avait jamais vu la gare de Liège. “Je ne dirais pas que j’étais choqué, mais j’étais submergé. Cette gare est vraiment hors norme. C’est un bâtiment imposant, qui engloutit presque la ville, ce qui s’inscrit dans la tradition des grandes gares du 19e siècle, au début de l’histoire ferroviaire. Des références? Anvers-Central et Paris-Est, qui sont également des gares monumentales. Une tradition qui s’est quelque peu perdue de nos jours, les anciennes gares sont désormais remplacées par des gares TGV. Elles sont en banlieue, parfois à la campagne, et sont bordées d’énormes parkings. Sans aucune exagération, je compare la gare de Liège à la tour Eiffel. C’est un tour de force architectural, avec un design exceptionnel, à une échelle exceptionnelle. Et la gestion des passants, passagers, arrivées et départs de train est particulièrement efficace. Je me suis demandé: ‘Que faire avec ce bâtiment unique à cette échelle? ‘”

L’artiste Daniel Buren “Santiago Calatrava m’a donné carte blanche, sans savoir ce que je ferais de sa gare

AJOUTER À CE QUI ÉTAIT DÉJÀ LÀ

Poser la question, c’est (devoir) y répondre. Daniel Buren: “J’ai d’abord contacté Santiago Calatrava. Pour lui demander s’il n’était pas opposé au projet, car cela aurait mis fin à tout. Et pour échanger avec lui. Cela s’est réglé en une visio d’un quart d’heure. C’était un échange chaleureux, il m’a dit: ‘Je connais votre travail.’ Santiago Calatrava m’a donné carte blanche, sans savoir ce que je ferais de sa gare.”

Daniel Buren est un peu trop modeste, précise Stéphan Uhoda. “Santiago Calatrava, qui habite aujourd’hui à Zurich, a dit à Daniel: ‘J’adore votre travail et je le connais mieux que vous ne le pensez.’ Il s’avère que fin des années 1980, début des années 1990, quand Santiago Calatrava avait ses bureaux à Paris, il se promenait souvent avec sa famille au Palais Royal, qui abrite la célèbre oeuvre de Daniel Buren ‘Les Deux Plateaux’, plus connue sous le nom de ‘Les Colonnes’. Santiago Calatrava a raconté que sa famille et lui avaient un jeu: jeter une pièce de monnaie d’une colonne à la suivante en essayant de la toucher.”

Avec l’assentiment de Santiago Calatrava, Daniel Buren a pu se mettre au travail. “Un bâtiment, une place… je dis toujours que j’emprunte le lieu sur lequel je crée une oeuvre. Que j’en crée une empreinte. L’environnement et mon travail coïncident temporairement, c’est un ensemble: ce qui était déjà là et ce qui est ajouté. Le lieu ajoute quelque chose à mon travail, mon travail ajoute quelque chose au lieu. C’est une sorte d’aller-retour, pour utiliser le langage ferroviaire. Mais ensuite, je restitue ce qui existe, l’environnement, à lui-même.”

L’ALPHABET DES COULEURS

Ne demandez pas à Daniel Buren de vous parler de ses intentions et des significations, et encore moins de messages. “Quand quelqu’un m’accoste en voulant me donner une interprétation de mon travail, je réponds généralement: vous avez tout à fait raison. Même s’il y a 150 autres manières de voir les choses. Chacun a le droit d’avoir son avis et ses préférences. Ça me convient parfaitement. J’ai toujours travaillé comme ça. L’imagination du spectateur est un facteur important. Plus que le pouvoir, mon travail tend à offrir de la liberté à ceux qui le regardent. J’essaie aussi de soustraire mes goûts personnels. C’est une position éthique que j’ai choisie très jeune et qui me semble toujours d’actualité. J’écarte les éléments personnels de ma pratique. Mon travail n’informe pas, et ne contient certainement pas d’informations biographiques. Quand on m’interroge sur mes souvenirs d’enfance ou mon restaurant préféré, je ne réponds pas. C’est complètement hors de propos.”

L'artiste Daniel Buren
L’artiste Daniel Buren© Daniel Buren, ADAGP, Paris.

À Liège-Guillemins, pour “Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement”, Daniel Buren utilise quatre couleurs. Si vous cherchez à connaître la raison de son choix de couleurs et de leur combinaison, il vous répond par un haussement d’épaules. “Je les ai disposées par ordre alphabétique, de gauche à droite. Un exemple totalement aléatoire: bleu, jaune, rouge, vert. En français. Car si vous traduisez les couleurs en anglais, l’ordre sera différent. C’est dérisoire à ce point.”

La couleur la plus importante ne serait-elle pas plutôt la lumière? “Et l’air. La verrière de Liège-Guillemins est composée de quelque 3 hectares de verre. J’en recouvre environ la moitié de mes couleurs, principalement en damier. Mon travail n’est pas autonome, il est inextricable de l’environnement dans lequel il se trouve. Il laisse la place à la réalité de cet environnement, il interagit avec elle. Aux Guillemins, cet environnement est constitué en grande partie d’air. L’air et la lumière y auront une incidence permanente sur mon travail. Que voulez-vous donc dire par le secret des quatre couleurs? Ce ne sont jamais les mêmes couleurs. Elles changent perpétuellement. D’autant plus que l’oeuvre y restera pendant toute une année. Elle reflétera les saisons.”

UN SECRET PUBLIC

Curieux! Alors que la globalité de “Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement” est placée sous embargo jusqu’à son inauguration le 15 octobre, des centaines de photos de l’oeuvre circulent déjà sur les réseaux sociaux. Daniel Buren a des sentiments mitigés à ce sujet. “Je préfère travailler dans la plus grande discrétion. C’est une exigence que l’on peut avoir dans un musée. Mais la gare fait partie du domaine public, des milliers de personnes y passent chaque jour. Et nous recouvrons près d’un hectare de verre, une oeuvre d’une telle envergure ne se réalise pas en deux ou trois jours. Cela prend deux à trois mois. La quinzaine de personnes qui y travaillent doivent presque faire de l’alpinisme sur le toit. Résultat? Les gens voient que quelque chose se passe, prennent des photos et les diffusent. C’est impossible à maîtriser. L’inconvénient, c’est que l’oeuvre est déjà jugée et, qui sait, condamnée avant même d’être terminée.”

Et l’avantage? “Cela crée une attente et les gens ont l’occasion de contempler un work in progress. C’est assez intéressant.”

Daniel Buren, après quelques hésitations: “J’ai remarqué que toutes les photos qui circulent sur les réseaux sociaux sont des photos de la toiture. Mais elles ne représentent pas tout ce qui se passera au sol. Comment les couleurs seront reflétées sur le sol et sur les murs, sur les gens et sur les trains. Leurs projection et réflexion continuelles. Ce sont des effets familiers que nous connaissons grâce aux vitraux des églises et des cathédrales. Mais ces derniers sont limités, car les vitraux sont généralement verticaux et les ombres qu’ils projettent couvrent moins de surface.”

Pour conclure. Que se passe-t-il à la tombée de la nuit? “L’oeuvre disparaîtra alors en grande partie”, estime Daniel Buren. À côté de lui, Stéphan Uhoda sourit avec malice. “On orientera des spots sur l’oeuvre.”

Daniel Buren,
Daniel Buren, “Comme tombées du ciel, les couleurs in situ et en mouvement”, travail in situ (détail) – Gare de Liège-Guillemins – 2022-2023.© Photo: J-L Deru

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