Disparue de la communication politique, la concession est une figure rhétorique qui gagnerait à être réhabilitée


Tous les experts du storytelling – d’Homère à Stephen King, d’Aristote à John Truby – sont catégoriques : il n’y a pas de récit sans conflit. Mais pourquoi tant de haine ?
Sans opposition, pas de Rocky ni de Star Wars, bien évidemment. Mais pas non plus de Raison et sentiments ou d’À la recherche du temps perdu. Et pas plus de Oui-Oui ou de Peppa Pig. Le récit naît du conflit, il lui est consubstantiel. Il peut d’ailleurs revêtir plusieurs formes : opposer des êtres de chair et de sang ou être le fait d’entités, d’institutions ou d’organisations. Le conflit ne vient pas nécessairement de l’extérieur, il peut être intériorisé (comme dans Fight Club). Nul besoin non plus qu’il revête une quelconque matérialité : il peut n’être qu’un pur fantasme comme dans Don Quichotte ou dans les récits complotistes.
Vu sa capacité à accommoder le conflit de multiples façons, on comprend mieux la vogue des récits dans le champ de la communication politique avec ses “narratifs”, “séquences”, “scénarios” et autres “romans nationaux”… Car la com pol n’est désormais audible que si elle affiche fièrement un conflit. La radicalité paie : clivages partout, entente nulle part. Cause ou conséquence, la machine médiatique, les réseaux sociaux et leurs bulles de filtres nous clivent, nous polarisent, ne rendant viables que les extrêmes – de gauche, de droite et même du centre. C’est récit contre récit, repli contre repli. Et à la fin, dans cette centrifugeuse des contraires, c’est le lien commun qui se désagrège toujours un peu plus.
Par ces temps de conflits permanents, on se met à rêver béatement que la “com pol” apprenne un peu de la “rom com”.
Car, sciemment ou pas, les narrations politiques repoussent toute résolution – s’inscrivant plutôt dans des logiques de fin indéfiniment ouvertes à la Lost ou des univers cinématiques à la Marvel – préférant passer d’une ligne de fracture à une autre, comme on zappe d’un épisode à un autre. Et quel meilleur exemple que celui qui nous est donné aujourd’hui outre-Atlantique avec le lancement quasiment heure par heure d’une nouvelle amorce narrative avec une nouvelle ligne de fracture ?
Réinventer des récits de réconciliation
Pourtant, il faudra bien réinventer un jour des récits de réconciliation. Faire coïncider les arches narratives avec des arches d’alliance. Non pas par d’utopiques et d’impossibles consensus. Mais dans une dynamique narrative retrouvée. Car si le récit trouve sa source dans le conflit, sa véritable vocation est ailleurs : elle consiste à dépasser par son dénouement – littéralement, en démêlant le nœud conflictuel – et à produire un nouvel équilibre. Or il existe une matrice de récit qui a prouvé son efficacité en matière de résolution de conflits et de réconciliation : la comédie romantique. D’Impossible Monsieur Bébé à l’Arnacœur, en passant par Pretty Woman ou Un jour sans fin, la rom com réussit l’exploit de réconcilier les contraires a priori irréconciliables. Mais encore faut-il trouver le sésame de la réconciliation, ce point de bascule narratif indispensable à tout dialogue possible : la concession.
Disparue des radars de la communication politique, la concession est une figure rhétorique qui gagnerait à être réhabilitée. Faussement perçue par la meute des suiveurs comme un aveu de faiblesse, c’est en réalité une force. Concession n’est pas consensus. C’est au contraire une arme, mais qui présuppose que l’on ait d’abord compris le point de vue adverse. Et qu’on le mette au défi qu’il dépasse son propre point de vue lui aussi. C’est exactement ainsi qu’opèrent les personnages des comédies romantiques, en s’ouvrant à l’autre sans renier leurs positions dans un double jeu de réconciliation : avec l’autre et avec soi-même. Par ces temps de conflits permanents, on se met à rêver béatement que la com pol apprenne un peu de la rom com.
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