Bruno Colmant

Les stablecoins: architectes du Far West monétaire?

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Il y a quelques années, la plupart des banques centrales ont lancé des chantiers visant à développer des monnaies numériques. Ces initiatives, au risque de simplifier outrageusement, consistaient à permettre des comptes directement auprès de la banque centrale afin d’assurer une fluidité et une sécurité accrues des transferts bancaires, tout en renationalisant la monnaie, un fluide naturel des échanges. Cette idée n’est pas neuve. J’y avais d’ailleurs consacré un ouvrage à ce sujet qualifié de plan de Chicago, et théorisé par Irving Fisher dans les années trente.

Ainsi, les banques centrales se sont engagées dans cette voie. La Chine a pris une avance considérable, puisqu’une monnaie digitale permet de la tracer, ce qui épouse parfaitement le modèle de contrôle autoritaire des citoyens de ce pays. La Banque Centrale européenne (BCE) a suivi, avec un projet jugé flou, coûteux, et surtout redouté par les banques, qui n’a pas abouti concrètement.

Les États-Unis, après s’être initialement engagés dans la même direction, ont soudainement changé d’avis. L’administration Trump ne souhaite pas qu’une monnaie numérique gérée par une banque centrale confère au gouvernement un contrôle accru sur les transactions financières des citoyens. Pour le président Donald Trump, une monnaie numérique émise par la Réserve fédérale pourrait en effet permettre une surveillance en temps réel des activités financières des individus, menaçant directement les libertés individuelles et la vie privée.

Désormais, les États-Unis lancent une nouvelle révolution monétaire avec des stablecoins en dollars privés. Il s’agit de dollars numériques émis par des entreprises privées, comme Circle ou peut-être demain Amazon, mais garantis par des actifs sûrs, principalement des bons du Trésor américain, dans une parité 1:1 avec le dollar.

La logique derrière ce pivot est d’une redoutable efficacité et poursuit trois objectifs simultanés. Premièrement, il s’agit de trouver de nouveaux souscripteurs forcés pour une dette américaine abyssale, en transformant les émetteurs de stablecoins en acheteurs massifs de titres du Trésor. Deuxièmement, cela renforce la suprématie mondiale du dollar en créant un écosystème numérique où chaque transaction, même privée, consolide la demande pour la dette américaine. Troisièmement, cela permet aux émetteurs de stablecoins d’engranger des bénéfices colossaux sur la différence entre l’intérêt perçu sur les bons du Trésor détenus en garantie et l’absence de rémunération des stablecoins émis. Le monde monétaire est donc à l’aube d’une transformation dont l’avènement sera bien plus rapide qu’on ne l’imagine.

Cette dépendance monétaire envers des entreprises privées, même régulées, introduit un risque majeur : la parité des stablecoins avec le dollar pourrait se rompre en fonction de la seule perception de la solvabilité de leur émetteur. Ce scénario, loin d’être un détail technique, évoque l’établissement d’un véritable « Far West monétaire », où la stabilité ne serait plus garantie par une autorité publique, mais par la confiance fluctuante du marché. Une telle situation, où de multiples monnaies privées se livreraient une concurrence, rappelle étrangement les théories de Friedrich Hayek sur les monnaies concurrentes, où la survie dépendrait de la seule discipline du marché, sans intervention étatique.

Cette innovation confronte aussi à un paradoxe monétaire régi par un principe ancien et implacable : la loi de Gresham, qui stipule que « la mauvaise monnaie chasse la bonne », c’est-à-dire qu’on thésaurise la monnaie considérée comme la plus sûre et on utilise la mauvaise monnaie pour des transactions courantes. Dans ce nouveau système dual, la distinction entre « bonne » et « mauvaise » monnaie devient vertigineusement complexe. À première vue, les stablecoins, en tant que créances privées sur des entités potentiellement opaques, devraient être considérées comme la « mauvaise monnaie ». Mais cette logique s’inverse si la politique de l’administration américaine conduit à un dollar fiduciaire perçu comme arbitraire, sujet à une inflation grandissante (suite notamment aux plans fiscaux et tarifaires de Donald Trump) et à une dépréciation orchestrée. Dans ce cas, ce sont les stablecoins, précisément parce qu’ils sont adossés à des bons du Trésor, qui deviendraient paradoxalement la « bonne monnaie » à thésauriser. Le dollar classique, simple monnaie de transaction non rémunérée et condamnée à perdre de sa valeur, deviendrait alors la « mauvaise monnaie », celle dont chacun chercherait à se défaire.

Ce n’est donc pas une simple concurrence qui s’annonce, mais, peut-être, une véritable guerre de confiance fratricide au sein même de l’écosystème du dollar, une lutte intestine qui pourrait accélérer la fuite vers des actifs de refuge extérieurs et menacer de fissurer le système de l’intérieur. On l’aura compris : le danger majeur réside en un chaos monétaire qui rappellerait le système de « free banking » du XIXe siècle, où de multiples monnaies privées coexistaient, menaçant la stabilité de l’ensemble du système.

Quant à la BCE, l’avenir de son euro numérique semble incertain. Il est plus que probable que, très esseulé, son projet s’enfonce dans un marécage jusqu’à son abandon, car l’euro numérique est trop divergent par rapport à ce que sera l’ampleur des stablecoins en dollar. D’autant que les grands opérateurs commerciaux, de type Amazon, lanceront la leur, avec l’objectif de dominer le monde occidental. Il est donc impératif d’élargir le champ des démarches vers l’émergence de stablecoins en euro, afin de ne pas voir s’accentuer la domination monétaire et commerciale américaine. Sans cela, l’Europe risquerait de se retrouver marginalisée.

Et le pire serait que des opérateurs étrangers, c’est-à-dire non européens, capturent le marché des stablecoins en euro.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content