Les Etats-Unis glissent-ils vers le totalitarisme ?

Illustration. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Au filtre des analyses de Hannah Arendt, la réponse est, malheureusement, oui.

Lorsque Donald Trump était arrivé au pouvoir en 2016, on avait d’abord été surpris par ses déclarations à l’emporte-pièce, puis on s’était dit que ses attaques et ses brusques décisions faisaient partie de la tactique éprouvée d’un dealmaker.

La version 2 du Président américain est très différente, parce qu’il s’est cette fois bien employé à ne s’entourer que d’affidés, d’opportunistes et surtout de personnalités farouchement hostiles à l’Etat. Le FBI est désormais dirigé par Kash Patel qui a expliqué que son but était de fermer le siège du FBI et d’en faire un musée sur le « deep state » ». Son adjoint, le podcaster d’extrême-droite Dan Bongino, a répandu de multiples théories complotistes concernant, entre autres, le FBI. Le secrétaire à la santé, Robert Kennedy, milite contre la vaccination. Il  tombe lui aussi régulièrement dans le complotisme en indiquant, par exemple, que le covid 19 a été favorisé par les gouvernements afin d’implanter la 5G et permettre ainsi de collecter les données des citoyens.

En dehors du système

Le nouveau secrétaire d’Etat à la défense, Pete Hesgeth, est un ancien animateur de Fox News qui a entrepris une purge dans l’armée. La secrétaire à la justice, Pam Bondi, refuse toujours de reconnaître la victoire électorale de Joe Biden, et met désormais toute son énergie à réprimer les démocrates ainsi que les policiers et les magistrats qui ont enquêté contre Donald Trump. La directrice du renseignement national, Tulsi  Gabbard, est ouvertement pro russe. Et puis, il y a évidemment Elon Musk et son département pour l’efficacité gouvernementale, qui sabre dans les agences gouvernementales accusées de fraudes massives, d’être manipulées par l’extrême gauche et d’incompétence aggravée notamment par une politique de diversité.

On ne peut s’empêcher de mettre en comparaison les recrutements récents de l’administration américaine avec ce que dit Arendt dans son ouvrage majeur sur « les origines du totalitarisme » : « Ce qui caractérisait, écrit la philosophe,  l’essor du mouvement nazi en Allemagne et des mouvements communistes en Europe après 1930 c’est qu’ils recrutèrent leurs adhérents dans cette masse de gens apparemment indifférents auxquels tous les autres partis avaient renoncé les jugeant trop apathiques ou trop stupides pour mériter leur attention. Le résultat fut que la majorité de leurs adhérents étaient des gens qui n’avait jamais paru sur la scène politique auparavant. Cela permit d’introduire des méthodes de propagande politique entièrement nouvelles, et aussi de rester indifférent aux arguments des opposants politiques ; ces mouvements ne se plaçaient pas seulement en dehors du système des partis dans son ensemble et contre lui,  ils trouvaient une clientèle qui n’avait jamais été touchée, jamais « gâtée » par le système des partis. »

Les origines du totalitarisme

De loin, tout cela fait penser à un cirque, mais si l’on assemble ces éléments épars et qu’on les confronte à ce que dit la philosophe Hannah Arendt, sur le totalitarisme, on est interpellé.

Sans verser dans la reductio ad Hitlerum, et en soulignant évidemment qu’il n’y a pas, aux Etats-Unis, de police politique, ni de goulags, ni de meurtre systématique d’opposants et encore moins de camp d’extermination. Mais il y a des analogies préoccupantes :  cette volonté consciente de faire exploser l’Etat, de désigner des ennemis intérieurs accusés d’affaiblir le pays. Il y a  cette volonté de l’homme fort d’incarner l’ensemble des pouvoirs, cette accumulation de décrets sur tout et sur rien  qui engendre une instabilité sans cesse renouvelée, cette politique qui vise à répandre fake news sur fake news….

Cette accumulation de fausses nouvelles était aussi présente dans les années 30 et avait permis l’émergence de l’idéologie totalitaire, explique Hannah Arendt: « Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai, explique la philosophe. […] La propagande de masse découvrit que son auditoire était prêt à tout moment à croire au pire, quelle qu’en fut l’absurdité, et ne répugnait pas particulièrement à être trompé, puisqu’il pensait que de toute manière, toute affirmation était mensongère ». Et Arendt ajoute que si jamais il était prouvé que ces nouvelles étaient fausses, cela renforçait encore la conviction des masses : « Au lieu d’abandonner les chefs qui leur avaient menti, ils protesteraient qu’ils avaient toujours su que la déclaration était mensongère et admiraient leurs chefs pour leur intelligence tactique supérieure ».

Le chaos organisé

Les régimes totalitaires, expliquait aussi Hannah Arendt, ne sont pas des Etats forts, mais plutôt des régimes qui organisent le chaos et qui ont besoin que ce mouvement chaotique se poursuive. Car il faut éviter qu’un jour, le pays se stabilise. « Contrairement à une idée répandue, un état totalitaire comme l’Allemagne nazie n’est pas un État moderne, hautement centralisé, au sein duquel le pouvoir et l’autorité circulent de haut en bas et dans lequel les hauts fonctionnaires décident du sort de milliers d’individus », explique la philosophe Martine Leibovici, spécialiste de Arendt, interrogée sur France Culture.

Or, cette volonté d’exploser l’Etat, on la retrouve dans la gestion actuelle des Etats-Unis. On pense évidemment aux coupes claires dans l’administration réalisée par Elon Musk, qui fait que parfois, il faut rappeler d’urgence quelques centaines de fonctionnaires licenciés parce qu’ils étaient ceux qui s’occupaient des ogives nucléaires. Mais on voit aussi que le législatif n’existe plus.  Le Congrès est mis sur pause, la plupart des décisions étant prises par Donald Trump par voie de décrets. Quant à la justice, elle se doit d’être aux ordres. « Celui qui sauve son pays ne viole aucune loi”, affirme Donald Trump. Et le vice-président JD Vance ajoute: “les juges ne sont pas autorisés à contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif ».  Finalement, comme le dit un conseiller de Pete Hesgeth: « Trump est l’incarnation vivante de la Constitution américaine. »

L’ennemi intérieur

Les régimes totalitaires ont cette caractéristique de s’immiscer profondément dans la vie des citoyens. Et sur ce chapitre, certains décrets amércains  vont très loin. Donald Trump a par exemple signé un texte qui retire tout subside aux écoles qui auraient mis en place un programme de vaccination. Un autre caractère des États totalitaires est de désigner des ennemis intérieurs. L’Allemagne nazie avait le juif et « l’ennemi objectif est également constamment inventé par le stalinisme. À un moment ce sont les koulaks, puis les trotskistes, puis d’autres », indique Martine Leibovici.

Dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, l’ennemi intérieur, ce sont les immigrés, même ceux qui travaillent et font tourner une économie américaine qui ne connaît pas le chômage. Donald Trump veut pourtant les rassembler dans des bases militaires avant de les renvoyer.  Le président américain veut envoyer jusqu’à 30.000 immigrés clandestins à  Guatanamo. L’ennemi intérieur, ce sont aussi les représentants du « deep state », ceux qui, selon Donald Trump, ont été secrètement à la barre de l’Etat pendant des décennies et en auraient abusé au détriment du peuple. Peut-être même ont-ils volé l’or de Fort Knox. Donald Trump et Elon Musk vont aller s’en assurer. L’ennemi, ce sont aussi les opposants politiques, les démocrates, presque tous accusés d’être d’extrême gauche et contre lesquels les procédures judiciaires se multiplient.

La diplomatie brutale

Un des éléments du totalitarisme, c’est aussi cette manière mafieuse d’envisager les relations internationales, qui fait immanquablement penser à la diplomatie de l’Allemagne et de la Russie juste avant la deuxième guerre mondiale. Hitler a été souvent peint en chef de gang par les Alliés. Les diplomaties russe et allemande des années 30 étaient brutales : l’Allemagne a joué de sa puissance militaire retrouvée pour revendiquer un espace vital toujours plus large, annexant l’Autriche, les Sudètes, puis la ville de Dantzig (Gdansk aujourd’hui), précipitant la guerre avec la Pologne. Une Pologne qui fut dépecée par les deux totalitarismes d’alors, l’Allemagne et la Russie, par le pacte Molotov-Ribbentrop.

Aujourd’hui, il est frappant de constater que Donald Trump a lui aussi énormément de revendications territoriales (Panama, le Groenland, le Canada)  et désire dépecer économiquement un Etat affaibli par une guerre, l’Ukraine, pour s’adjuger, peut-être avec Moscou, ses richesses minières.

Chacun de ces éléments constatés aux Etats-Unis, pris isolément, ne fait évidemment pas un régime totalitaire. Mais leur accumulation inquiète. En fait, dans le totalitarisme, le pouvoir n’est pas un moyen pour imposer des mesures économico-politico-sociales. Le pouvoir est une fin. Et à ce titre, le fait de voir, dès à présent, surgir une campagne pour que Donald Trump fasse un troisième mandat et se présente à nouveau aux élections présidentielles en 2028, piétinant ainsi la Constitution américaine, n’est pas très rassurant.  

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