Paul Vacca
Il était deux fois le Monopoly…
En réalité, à l’origine du “Monopoly”, il y a une femme: la géniale Elizabeth Magie, féministe engagée, inventeuse féconde, poétesse et actrice.
Peut-on rêver meilleur manifeste pour un libéralisme économique décomplexé que le Monopoly ? Un jeu de société (c’est-à-dire une vision de la société) où chaque joueur démarre avec la même somme d’argent et les mêmes opportunités, est débarrassé de tous les obstacles de la vraie vie (provenance, genre, race, etc.) et où la chance se déguise en compétence. Pas besoin de faux nez idéologique comme le “ruissellement” ou “la destruction créatrice”, la règle du jeu assume sa posture darwiniste puisqu’elle consiste à s’enrichir au détriment des autres et de rester seul à bord, à la tête d’un monopole. Le seul dommage collatéral finalement étant de se fâcher, parfois durablement, avec les autres joueurs.
Elizabeth Magie, la vraie inventrice
Mais plus encore, c’est la genèse même du jeu qui offre la plus belle illustration de l’ethos sauvage du capitalisme. Car derrière ce produit qui s’est vendu à plus de 300 millions d’exemplaires en 37 langues, 200 versions et 103 pays, il y a un récit resté longtemps secret de domination capitaliste dans l’esprit même du jeu.
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En réalité, à l’origine du “Monopoly”, il y a une femme: la géniale Elizabeth Magie, féministe engagée, inventeuse féconde, poétesse et actrice. En 1904, elle lance le Landlord’s Game (“le jeu du propriétaire”). En s’inspirant des théories d’Henry George, un économiste qui soutient que la valeur foncière devrait être partagée par tous plutôt que confisquée par les propriétaires, elle conçoit un jeu de plateau permettant d’offrir, dans un but éducatif et militant, une illustration de la cupidité des propriétaires. Le jeu se développe sur un mode associatif – en open source, dirions-nous aujourd’hui – auprès de différentes communautés qui en modifient les cases en fonction de leur contexte local.
Une variante fait surface à Atlantic City où un groupe de quakers renomme les cases en fonction de la toponymie locale: Oriental Avenue, Park Place, Boardwalk… Dans les années 1930, un couple de quakers invite Charles Darrow, un ami réparateur de chauffages, à y jouer. Au chômage du fait de la Grande Dépression, Darrow note consciencieusement les règles. Dans son coin, il le relooke en lui donnant les lignes épurées et les couleurs désormais familières dans le monde entier. Il en produit des exemplaires à la main qu’il vend à un grand magasin local. Le Monopoly, comme il l’a rebaptisé, s’arrache comme des petits pains.
Un anti-Monopoly rétablit la vérité
En 1935, Darrow vend “son” jeu au grand fabricant de jouets Parker Brothers. A la faveur du succès, l’entreprise ne tarde pas à découvrir que le jeu existait déjà. Parker Brothers obtient pourtant le silence de “Lizzie” Magie, lui faisant miroiter la publication de deux autres de ses jeux. Celle-ci mourra en 1948. Mais à la ligne “fabricante de jeux” de ses comptes annuels, on peut lire la mention: “0 $”.
Cette spoliation en bonne et due forme serait restée largement méconnue si dans les années 1970, un certain Ralph Anspach ne s’était pas retrouvé impliqué dans un conflit juridique avec Parker Brothers. En cause: le jeu que ce professeur d’économie a créé, l’Anti-Monopoly, une décalque de l’original qui critique les cartels pétroliers et les monopoles capitalistes. Une bataille à la David et Goliath s’engage dans laquelle le premier, pour se défendre, frôle la faillite mais parvient à révéler qu’un jeu existait déjà avant celui acheté par Parker Brothers. Ainsi parvient enfin l’identité de la véritable inventrice du jeu.
Mais justice ne lui sera pas rendue pour autant. Le réel s’en tiendra scrupuleusement aux règles du jeu. Le plagiaire restera le seul crédité et s’enrichira au détriment des autres, terminant à la tête de son monopole. Et bien sûr, sans jamais passer par la case “Prison”.
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