Paul Vacca

Hitchcock, les réseaux sociaux et nous

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Les essais de “critique policière” de Pierre Bayard, psychanalyste et professeur de Lettres, offrent toujours trois bénéfices de lecture. Nouvelle preuve avec sa relecture du film “Fenêtre sur cour”.

Appelons cela le triple effet Bayard. Les essais de “critique policière” de Pierre Bayard, psychanalyste et professeur de Lettres à Paris 8, offrent toujours trois bénéfices de lecture. Et son dernier en date ne déroge pas à la règle. Hitchcock s’est trompé, paru ce mois-ci aux Editions de Minuit, distille, en effet, le premier plaisir pavlovien que procure tout bon roman policier: celui de nous faire tourner les pages à la recherche du coupable.

Et en l’occurrence du “vrai” coupable puisqu’il s’agit d’une contre-enquête de Fenêtre sur cour, la comédie policière de 1954 où, comme il est dit dès le titre, sir Alfred himself s’est trompé. Ici Bayard, en justicier, refait l’enquête que les détectives amateurs du film (James Stewart et Grace Kelly) ont traité par-dessus la jambe. Il innocente le coupable désigné à la vindicte populaire depuis la sortie du film et montre qu’un autre meurtre (bien réel celui-là! ) a été commis sous les yeux de tous.

Bayard défait le puzzle tel que le film nous le présente pour le réagencer devant nos yeux.

Le deuxième plaisir, érudit et ludique, est celui de la déconstruction de la mécanique narrative à l’œuvre pour y déceler ses défauts. Bayard défait le puzzle tel que le film nous le présente pour le réagencer devant nos yeux. Effet magique garanti: là où tous avions vu un canard (à savoir un voisin qui aurait tué sa femme puis l’aurait découpé en morceaux), il fallait en réalité y voir un lapin (que nous nous garderons bien de révéler).

Chemin faisant, un troisième plaisir: celui, plus largement, de se voir offrir des clefs de compréhension de notre monde contemporain, sur la façon dont nous fonctionnons, en tant qu’individus et à l’échelle de la société, dans la fabrication de nos opinions et de nos croyances.

Ainsi, cette cour d’immeuble avec ses fenêtres ouvertes sur une trentaine d’appartements est-elle un condensé du monde tel qu’il s’offre à nous. Pour notre part, nous y voyons même une métaphore parfaite de nos réseaux sociaux. Car toutes ces fenêtres sur cour n’offrent-elles pas des éclats de vie personnelle et même intime de chacun comme autant de selfies ou de publications sur Facebook, TwitterX, Instagram ou même TikTok (car il y a quelques chorégraphies)? Et ne sommes-nous pas semblables à James Stewart, reporter confiné de force dans son appartement à cause d’une jambe dans le plâtre, qui fait défiler les fenêtres de la cour sous son regard comme nous scrollons les publications sur nos smartphones?

A ce titre, le diagnostic posé par Pierre Bayard sur James Stewart et Grace Kelly pourrait parfaitement être le nôtre face aux stimuli incessants de nos timelines: comme eux, nous cédons facilement au délire d’interprétation. Car cette contre-enquête souligne que la clef d’analyse de Fenêtre sur cour n’est pas tant celle du voyeurisme (auquel on a trop souvent réduit le film) qu’une forme tout à fait acceptable de paranoïa: celle que nous partageons tous dans la mesure où tous nous cherchons à construire du sens à partir du chaos qui nous entoure.

L’auteur nous ouvre une fenêtre avec vue imprenable sur l’arrière-cour de nos délires contemporains.

Or dans cette construction de sens interviennent nécessairement des biais cognitifs et notamment le “biais narratif”, à savoir notre propension à percevoir les éléments disparates de la réalité à travers la forme structurante d’une histoire. Des récits rassurants par la cohérence superficielle qu’ils donnent aux événements et distrayants par la tension dramatique qu’ils développent: la matière même dont sont faites les fake news et les visions complotistes qui circulent sur les réseaux sociaux. CQFD.

En s’intéressant à ce qui s’est passé dans cet immeuble de Greenwich Village en 1954, Pierre Bayard nous ouvre en réalité une fenêtre avec vue imprenable sur l’arrière-cour de nos délires contemporains.

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