Pierre-Henri Thomas
Qui va nous empêcher de devenir un narco-État?
Alors qu’il était à la Chambre, le tout nouveau ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, a dû quitter précipitamment le palais de la Nation pour s’occuper des fusillades qui avaient éclaté à Anderlecht. Voilà qui vient rappeler que parmi les priorités du gouvernement, il en est une qui s’invite avec insistance depuis peu : la lutte contre le narcotrafic.
Les faiblesses de l’appareil judiciaire ont été relevées à maintes reprises lors du sombre été 1996, lorsqu’a éclaté l’affaire Dutroux, mais aussi dans les affaires terroristes des attentats de Paris en novembre 2015 et ceux du 22 mars 2016 à Bruxelles, puis encore lors de la fusillade du 16 octobre 2023 qui a coûté la vie à deux supporters suédois. Parallèlement, les violences armées liées au narcotrafic se sont aussi multipliées, à Anvers et à Bruxelles, ces dernières années. Surtout, et c’est un paradoxe, à la suite du succès d’une opération policière d’envergure : le décryptage des réseaux utilisés par les trafiquants, Sky ECC et Encrochat, au printemps 2021. Un bon millier de personnes ont été arrêtées, mais la violence est montée d’un cran. Les magistrats qui conduisent ces affaires sont menacés, et les trafiquants ne reculent ni devant les tentatives d’enlèvement de personnalités (en Belgique, le ministre Van Quickenborne a été ciblé en 2022) ni devant des actes de guérillas urbaines, sans souci pour d’éventuelles victimes collatérales. À Anvers, en janvier 2023, une balle a fauché la vie d’une fillette de 11 ans.
Face au narcotrafic, la réponse de l’État est bien faible. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, et la ministre de la Justice, Annelies Verlinden, après les récents événements d’Anderlecht, ont déclaré qu’ils voulaient renforcer la présence policière, “plus de bleu dans les rues”. C’est vague. Et n’est-ce pas s’attaquer aux symptômes plutôt qu’au mal ?
“Plus de bleu dans les rues”, n’est-ce pas là s’attaquer aux symptômes plutôt qu’au mal ?
L’emprise du narcotrafic sur le pays s’explique en partie par la géographie. On n’y peut rien : l’embouchure de l’Escaut abrite à Anvers l’un des principaux ports mondiaux. Mais elle s’explique aussi par un laisser-aller dont le système judiciaire est victime depuis des décennies. De l’aveu même du nouveau procureur du Roi de Bruxelles, Julien Moinil, le manque de places dans les prisons aboutit à l’incohérence et la trop grande légèreté de notre système d’application des peines. Cela incite les trafiquants à opérer en Belgique plutôt qu’ailleurs.
Et puis, il y a ce manque flagrant de moyens, financiers mais aussi juridiques. Depuis 30 ans, la Justice est le parent pauvre des gouvernements fédéraux successifs. Où en est le projet Phénix lancé en 2001 et qui devait informatiser le département ? Où en est le renforcement maintes fois promis du cadre policier et judiciaire, plus spécialement à Bruxelles-Hal-Vilvorde ? Où en sont les moyens supplémentaires, et pas seulement financiers, pour lutter contre le blanchiment, la corruption et la criminalité en col blanc ? De l’aveu de certains observateurs, nous n’en sommes nulle part quant à la confiscation de biens appartenant aux narco-criminels.
“La spirale croissante de la violence sous ses formes les plus odieuses, les revenus gigantesques, la corruption, les tentacules des opérations de blanchiment d’argent, la frontière ténue entre l’économie légale et l’économie illégale, ainsi que les circuits parallèles mis en place… Tout cela a le potentiel de miner structurellement une société et de la laisser glisser vers un narco-État”, avertissait voici quelques mois la commissaire aux drogues, Ine Van Wymersch. Elle a réitéré sa mise en garde ces derniers jours. Quand la prendra-t-on au sérieux ?
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