Pierre-Henri Thomas

Europe: prendre des risques ou mourir

Pierre-Henri Thomas Journaliste

L’ancien président de la BCE et ancien premier ministre italien Mario Draghi vient de remettre son rapport sur la compétitivité en Europe. Et il met les pieds dans le plat, estimant que “nous avons atteint (en Europe) un point où, si nous n’agissons pas, nous compromettrons soit notre bien-être, soit notre environnement, soit notre liberté”.

Difficile de résumer ce rapport de 400 pages, mais son point de départ est cet écart qui devient presque insurmontable entre l’économie européenne et celle de ses deux plus grands concurrents : la Chine et les Etats-Unis. Alors oui, il y a des éléments comme la guerre en Ukraine ou les prix de l’énergie sur lesquels l’Europe n’a pas de prise. Mais il y en a au moins un sur lequel on peut agir, c’est “l’écart d’innovation avec les Etats-Unis et la Chine, en particulier dans les technologies de pointe”.

Déjà en 2022, les experts de McKinsey, après avoir épluché les rapports de milliers de sociétés, avaient conclu que “les entreprises européennes affichent une croissance de leur chiffre d’affaires de 40 % inférieure à celle de leurs concurrentes américaines, qu’elles investissent 40 % en moins en recherche et développement et que leur retour sur investissement est 20 % plus bas”.

Pourquoi ? Pas parce que les Européens sont paresseux ou moins créatifs, mais parce que, explique Mario Draghi, “nous ne parvenons pas à traduire l’innovation en commercialisation. Les entreprises innovantes qui veulent se développer en Europe sont entravées à chaque étape par des réglementations incohérentes et restrictives”. Une pierre dans le jardin des règles européennes, qui font par exemple qu’un tiers des licornes qui sont nées dans l’Union finissent par s’installer à l’étranger, surtout aux Etats-Unis. Dès lors, une partie de l’épargne européenne, elle aussi, s’en va vers des cieux plus accueillants, dans le pays de l’oncle Sam, pour acheter des actions du Nasdaq ou des obligations du Trésor américain.

Aujourd’hui, pour l’économie belge et européenne, le plus grand risque serait, paradoxalement, de ne pas en prendre.

Le corollaire de cette désaffection de l’Europe par les Européens, c’est que nous sommes trop tributaires de l’étranger, non seulement pour les investissements (on le voit chez nous où les seuls candidats repreneurs d’Audi sont des groupes chinois qui cherchent une entrée sur le marché européen), mais aussi pour notre approvisionnement. La Banque nationale vient de publier une étude qui souligne le danger d’être de plus en plus dépendant de la Chine pour une série de produits stratégiques comme les batteries, les véhicules électriques, les panneaux solaires, les puces ou les produits pharmaceutiques.

Réveiller cette capacité à investir suppose beaucoup de choses : finaliser un marché européen des capitaux, simplifier la régulation, rassembler les efforts entre Etats membres, stimuler la recherche appliquée, canaliser l’argent privé et public… Mais l’élément critique, derrière tout cela, est de réveiller le goût d’investir en Europe. Refaire ce retard, ajoute Mario Draghi, nécessitera d’investir, dans les prochaines années, au moins 800 milliards d’euros de plus par an, dans la défense, la décarbonation et les technologies de pointe. C’est énorme : 5 à 6% du PIB européen, ou quatre fois plus que le plan Marshall au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Investir nécessite d’avoir des projets d’investissement. Le vrai défi est là : susciter bien davantage de projets à risque en Europe, dans un effort massif et urgent. Car aujourd’hui, pour l’économie belge et européenne, le plus grand risque serait, paradoxalement, de ne pas en prendre. Mario Draghi avertit : sans cet électrochoc d’innovation et d’investissement, nous sommes promis à une “lente agonie”. z

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