Pierre-Henri Thomas
Le consumérisme politique, la corde à laquelle les démocraties libérales viennent se pendre
La politique n’est pas un marché, l’homme politique n’est pas une marque, mais le message est bien difficile à faire passer aujourd’hui.
Le spectacle que nous offrent les Etats-Unis, encore en pleine campagne, et la France cherchant à former un gouvernement après des élections législatives, interroge sur ce qu’est devenu la politique.
Marque politique
De plus en plus, les campagnes politiques se calquent sur les campagnes marketing, cherchant à mettre en lumière un produit et à provoquer un acte d’achat, dans un marché où il est vital, pour les entreprises, de faire coïncider leurs produits avec les désirs, changeants et polymorphes, des consommateurs. L’arrivée des publicitaires pur jus dans le champ politique n’est pas neuve. On se souvient en France de cette affiche fameuse de François Mitterrand, « La force tranquille », lors de la campagne présidentielle de 1981, qui avait fait beaucoup pour rassurer la « France profonde » à l’idée d’avoir un président socialiste.
Mais aujourd’hui, lors des campagnes électorales, en France et aux Etats-Unis, on semble avoir atteint un nouveau palier, celui d’un consumérisme politique assumé : les candidats se profilent comme une marque ; les électeurs se définissent comme consommateurs. La phrase qui résume le mieux ce changement est celle que l’on a entendu de nombreuses fois dans les micros-trottoirs en France : « le Rassemblement National, on ne l’a jamais essayé ». Comme si l’on parlait de lessive ou de fromage râpé. Le sémiologue, enseignant et expert à la fondation Jean Jaurès, Raphael Llorca parle à ce propose de « national consumérisme ». Il avait analysé ailleurs ce phénomène en étudiant « la marque Macron ». « Les marques bâtissent des imaginaires de consommation qui produisent des effets politiques », résume-t-il, en soulignant que pour bâtir une marque, il faut un système de valeurs, articulé dans un récit et porté par des symboles.
Pensée magique
Un monde dominé par le consumérisme politique possède quelques caractéristiques. Il y est par exemple très difficile voire impossible de faire des compromis. On boit Pepsi ou Coca, mais pas un mélange des deux. De même, dans ce monde politique, le Nouveau Front Populaire – alors qu’il n’a pas la majorité absolue – estime qu’il doit être au pouvoir pour appliquer tout son programme, rien que son programme. De même, depuis l’arrivée de Trump en politique, il est désormais impossible de réaliser au Congrès des accords bipartisans. Dans un monde dominé par le consumérisme politique, on consomme le produit ou on ne l’aime pas. Il n’y a pas d’entre-deux.
Dans ce monde, on mobilise la pensée magique, comme dans les publicités commerciales qui bâtissent une marque en associant par exemple une eau pétillante à une joyeuse folie (« c’est fou ! », une bière à la puissance virile (« Les hommes savent pourquoi »),… Cette mécanique associative fonctionne aussi en politique. En parlant du RN, le sociologue Dominique Desjeux explique que « les discours de la communication publicitaire et politique proposent à chaque mécontent, chaque blessé de la vie, chaque membre des classes populaires, de les libérer dans un imaginaire « messianique » des contraintes quotidiennes de pouvoir d’achat, de réchauffement climatique, de réglementations contradictoires, ou des usages de plus en plus complexes des services numérisés. Ce mécanisme magico-religieux de libération est bien connu en anthropologie. Le RN ne propose rien de moins que « de renouer avec l’espérance ». On pourrait parodier la publicité du loto : « 100% de ceux qui ont voté pour l’espérance du RN ont tenté leur chance ! », en faisant l’impasse sur tous ceux qui ont perdu », explique Dominique Desjeux dans un article sur le “national consumérisme“
Le pain et les jeux remplacés par le déficit budgétaire
Ce national consumérisme, explique le sociologue, consiste à rassembler toutes (les) micro-crises que nous pouvons vivre (comment vais-je remplacer ma voiture, comment vais-je financer l’achat de mon logement, …) « dans un programme qui ressemble à un catalogue de vente par correspondance et de promettre à chacun la solution qui correspond à ses attentes, « quoi qu’il en coûte » pour reprendre le slogan d’Emmanuel Macron pendant la crise du Covid19. Il représente une des faces du populisme que l’on connait depuis Jules César. Le blé distribué à la plèbe de l’époque romaine, par-dessus les corps intermédiaires, a été remplacé par le déficit budgétaire ». Le pain et les jeux sont remplacés par l’argent gratuit.
Car cette agrégation de réponses « messianiques » aux problèmes domestiques de chacun ne fait évidemment pas un programme politique solide. Il n’oblige pas l’électeur à être citoyen. Il n’oblige pas non plus à constituer une véritable majorité, mue par un consensus, pour faire bouger les choses. Cette attitude consumériste est l’exact opposé de la vie en société, résumée par ce que disait Kennedy : « ne demandez pas ce que ce pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour ce pays ».
C’est tellement tentant de s’en remettre à un produit politique qui nous satisfait ou qui peut être échangé au prochain scrutin s’il ne convient pas. Mais le risque est que la politique pensée comme marque est une machine à alimenter la frustration, de ceux qui se sentent floués par la qualité du produit. Le marketing politique serait-il la corde tressée par nos démocraties libérales pour qu’elles viennent s’y pendre ?
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