Pierre-Henri Thomas
Le cash, dernier rempart de notre vie privée?
La principale raison pour laquelle il nous faut veiller à conserver de l’argent physique touche au cœur même de notre modèle de société.
D’un côté, il y a les modernes, ceux qui veulent supprimer la monnaie sonnante et trébuchante et ne conserver que les moyens de paiement digitaux. C’est pratique, ça coûte moins cher (aux banques) et cela permet de combattre efficacement travail au noir et blanchiment puisque la monnaie digitale est traçable, en plus d’être infalsifiable.
De l’autre, il y a les anciens, qui défendent la subsistance du cash. Parce que finalement, sécuriser un système numérique est bien plus onéreux qu’entretenir des fourgons blindés. Parce qu’en cas de cyberattaque, une économie avec une monnaie entièrement digitale serait encore bien plus paralysée. Et parce qu’on ne peut rejeter la partie de la population qui se trouve du mauvais côté de la fracture numérique.
D’ailleurs, le cash est loin d’être mort. Comme le rappelle ce dossier de Trends-Tendances, il a la préférence d’un Belge sur cinq et près de 45% des transactions se font encore en espèces. On comprend donc pourquoi le ministre de l’Economie Pierre-Yves Dermagne prépare une loi pour obliger tous les commerces de continuer à accepter l’argent liquide.
Une des raisons avancées à l’attachement à la monnaie physique est qu’elle permet de mieux gérer ses dépenses. Voici quelques années, des économistes de la BCE expliquaient qu’“un coup de sonde au fond de sa poche procure un signal à la fois sur ce qui reste comme budget à dépenser et sur l’importance des dépenses passées ; et quand la proportion de paiement par cash est importante, la qualité de ce signal est élevée”. Toutefois, la principale raison pour laquelle il nous faut veiller à conserver de l’argent physique, à côté de l’argent digital, touche au cœur même de notre modèle de société.
Permettre une transparence totale sur vos dépenses est une arme d’une puissance inouïe.
Il ne faut pas être nécessairement un libertaire de la Silicon Valley cultivant une détestation totale de l’Etat pour se rendre compte que si la seule monnaie qui reste est digitale et traçable, l’Etat connaîtra tout de vos activités financières. Que l’Etat connaisse vos recettes améliore, certes, la perception de l’impôt. Mais permettre une transparence totale sur vos dépenses est une arme d’une puissance inouïe pour un régime qui voudrait attenter à votre vie privée.
La Chine est en train d’en donner un exemple. Un yuan numérique est en préparation, qui donnera au pouvoir un nombre de données incalculable sur chaque citoyen. Des données financières qui, croisées avec celles des applications ultra-populaires comme Alipay ou WeChat, permettront d’asseoir un contrôle assez effrayant sur la société.
Le pouvoir pourra voir, par exemple, si vous n’achetez pas un peu trop d’alcool, où vous avez passé vos vacances, avec qui vous avez été au bar de l’hôtel, etc. Il pourra aussi piloter comme des moutons la masse des agents économiques. Il suffit, comme y travaille déjà le pouvoir chinois, de créer un yuan numérique qui puisse, quand le pouvoir le juge nécessaire, perdre progressivement de la valeur, incitant ainsi ceux qui en possèdent à s’en défaire au plus vite en achetant et en investissant. Ménages et entreprises deviendraient des chiens de Pavlov, épargnant quand sonnerait la cloche de gauche, consommant ou investissant quand sonnerait la cloche de droite.
Certains s’étaient demandés pourquoi l’Allemagne reste aussi farouchement attachée aux billets. Les Allemands avaient répondu que leur peuple, subissant le régimes nazi, puis communiste en RDA, avait nourri une conscience aiguë des dangers du fichage d’une population et de l’abandon de la sphère privée au politique. Le débat sur la survie du cash est bien davantage qu’un débat technique.
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