Pierre-Henri Thomas

Cancel ! Cancel ! Cancel !Culture

Pierre-Henri Thomas Journaliste

On l’oublie souvent, mais quand on achète un livre numérique, on n’en est pas propriétaire. Seulement « utilisateur ». Un conseil : conservez vos vieux bouquins.

Vous lisez dans votre lit sur votre liseuse électronique les aventures d’Hercule Poirot. Vous déposez votre livre électronique, vous vous endormez, vous le reprenez le lendemain matin…

Tudjuu ! Le texte a changé. Vous vous êtes fait hacker ? Des petits lutins digitaux se sont amusés pendant votre sommeil ? Pas du tout. C’est l’éditeur du texte lui-même qui l’a modifié, sans vous en avertir.

Cette mésaventure, des dizaines de milliers de lecteurs anglophones la vive depuis quelques mois. Elle a commencé avec la réécriture des œuvres de l’écrivain pour enfant Roald Dahl (l’auteur de Charlie et la chocolaterie, Le bon gros géant, les Gremlins…). L’éditeur anglais, une filiale de Puffin, a modifié des passages, soulignés au feutre rouge par des « inclusive readers », des lecteurs censés débusquer le politiquement incorrect dans les textes des écrivains. Et ces lecteurs ont pris leurs tronçonneuse. Des centaines de passage. Cancel ! Cancel ! Cancel ! Tout ce qui se rapportait plus ou moins à l’obésité, la taille, la race, la santé mentale, la violence, le genre a disparu : « c’était une sorte de nain ventru » est réécrit en «il était ventru» ; «La ferme, vieille sorcière !» devient  «Oh, la ferme, vieux corbeau !» … Roald Dahl n’est pas la seule victime. Agatha Christie est réécrite, « ses dix petits nègres » deviennent « ils étaient dix ».  Même 007 est touché : certains passages où il rendait visite aux maisons closes ont disparu. La cancel culture ne s’est pas encore attaquée à American Psycho, l’œuvre sulfureuse de Bret Easton Ellis ou à Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, sinon, il n’en resterait plus rien.

 « Lors de la publication de nouveaux tirages de livres écrits il y a plusieurs années, il n’est pas rare de revoir la langue utilisée et de mettre à jour d’autres détails, notamment la couverture et la mise en page du livre », justifie Rick Behari qui gère la société détentrice des droits de Roald Dahl. « Notre principe directeur a toujours été de conserver l’histoire, les personnages, l’irrévérence et l’esprit tranchant du texte original », dit-il.

Personne ne lit les conditions d’utilisation

Ces modifications à l’œuvre anglaise de Roald Dahl ne seront toutefois pas apportées à la traduction française. « Si l’auteur fait un changement, il faut le respecter. Mais changer tout un texte aujourd’hui sans son consentement? Non », rétorque Hedwige Pasquet, qui dirige Gallimard Jeunesse qui a les droits de Roald Dahl en français et qui a été interrogée par nos confrères du Figaro. Dans le domaine des éditions francophones, cette vague de censure semble n’avoir pas encore frappé même si on a vu des traductions emprunter cette voie. Ainsi, un éditeur a publié récemment une nouvelle traduction d’« Autant en emporte le vent » en réécrivant les phrases où la traduction initiale forçait le trait sur l’accent des serviteurs et des esclaves noirs.

Officiellement, tout cela est l’œuvre des sensitivity readers et d’inclusive readers qui traquent toute forme de racisme, misogynie, mépris de genre, homophobie…. Officieusement, c’est aussi le moyen pour un éditeur de modifier un texte ancien dont les droits s’éteignent. Aux Etats-Unis, une œuvre tombe dans le domaine public après 95 ans après leur première publication. En France et en Belgique, 70 ans après la mort de l’auteur.

Mais la conséquence, pour les lecteurs d’œuvres numériques, est que leurs livres peuvent changer du jour au lendemain, si telle est la volonté de l’éditeur et des ayants droit. Le livre électronique que vous avez acheté hier peut-être irrévocablement modifié sans que vous puissiez lever le petit doigt. « Personne ne lit les conditions d’utilisation, mais ces entreprises se réservent le droit de les modifier”, explique au New York Times Jason Schultz, directeur de la Technology Law and Policy Clinic de l’université de New York. “Elles donnent l’impression d’acheter un livre physique, mais en réalité, c’est complètement différent ».

Le plus surprenant, peut-être est que ces changements se font sans aucune annonce, de manière secrète et continue. Certaines modifications qui avaient été réalisées dans les romans d’Agatha Christie il y a plusieurs années n’ont été découvertes qu’au mois de mars dernier, parce que certains journaux britanniques, comme le Times ou le Telegraph, s’en étaient émus.

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