Paul Vacca

Dix exercices de fitness intellectuel

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Les concepts nous sont indispensables pour vivre en société. Que serait un monde où il nous faudrait redéfinir quotidiennement ce qu’est une voiture, un cheval ou la gentillesse ? Ou si, à la question “Comment vas-tu ?”, on s’entendait répondre chaque matin à la machine à café : “Mais qu’entends-tu exactement par ‘aller’ ?” Notre vie deviendrait vite un enfer.

Car ces représentations, pour abstraites qu’elles soient, fonctionnent comme des briques dans nos débats. Lorsque l’on parle de classe sociale, d’institutions, d’individu ou d’entreprise, même avec des points de vue opposés, on part d’un socle commun. D’autres concepts émergent à la faveur des métamorphoses qui travaillent notre société, agissant comme des clés ouvrant notre esprit à des phénomènes inédits. Ainsi sont apparus récemment les concepts de polarisation, d’identité ou d’archipel comme autant de nouvelles grilles de lecture.

Mais, voilà, certains de ces concepts deviennent des clés qui, au lieu d’ouvrir des portes, servent à cadenasser nos imaginaires et verrouiller nos facultés à débattre. C’est ce que montrent Guénaëlle Gault, directrice générale de L’ObSoCo (L’Observatoire Société et Consommation) et David Medioni, journaliste et expert des médias à la Fondation Jean-Jaurès, dans Penser sans entraves – Ces concepts qui nous empêchent de réfléchir, publié aux éditions de l’Aube. Dans cet essai vivifiant, les deux auteurs, armés de leur curiosité, de nombreuses analyses et d’exemples dans la culture populaire, partent à l’assaut de ces concepts stars qui brouillent notre capacité à penser. Les auteurs en ont élu une dizaine : d’”archipellisation” aux “grands remplacements”, de “la fin des grands récits” au “pouvoir d’achat”, en passant par “l’individualisme”.

Certains de ces concepts deviennent des clés qui, au lieu d’ouvrir des portes, servent à cadenasser nos imaginaires et verrouiller nos facultés à débattre.

Mais que reprochent donc Gault et Medioni à ces concepts ? Qu’à force d’être agités dans tous les sens, ils se muent en clichés, en buzzwords du prêt-à-penser ne renvoyant plus à aucune réalité palpable. Ainsi, l’individualisme, concept qui s’invite partout, a-t-il fini par être réduit à la notion psychologisante d’égoïsme, alors que le concept originel évoquait le processus – ô combien plus éclairant ! – d’individualisation à l’œuvre dans le corps social. Paradoxalement, au lieu de rendre ces concepts plus opérants, leur succès les pousse à se fossiliser et à se caricaturer eux-mêmes. C’est ce qu’il est advenu, par exemple, au terme “bobo”, concept subtil et ironique de comic sociology forgé par l’essayiste David Brooks, qui s’est mué au fil de son utilisation intensive en une caricature balourde, quand ce n’est pas en insulte.

Or, notent les auteurs, ces concepts, non contents de déformer la réalité en se posant en évidences, nous rendent aveugles aux véritables changements. Ils ne deviennent des écrans de fumée, de purs artéfacts d’un seul récit sous-jacent : celui d’une société qui serait fatalement sur le déclin. Et ainsi, au lieu de servir de socle commun, ces concepts-totems démobilisent et divisent. La boucle est bouclée.

Pour conjurer cette spirale infernale, avec cet essai, Gault et Medioni nous offrent un cours de fitness intellectuel : une gymnastique de l’esprit consistant à nous libérer de ces concepts-carcans en les questionnant et les démontant pour s’ouvrir aux nuances qu’offre notre réalité en perpétuel changement. Dix exercices stimulants qui seraient tout aussi nécessaires pour les concepts aussi envahissants que la post-vérité, la résilience, le générationnisme ou la pensée positive. Car si les concepts nous sont indispensables, ils cessent de l’être quand on ne les questionne plus. 

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