Bruno Colmant

Wallonie : du Bois du Cazier au Biopark

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Il y a cinquante ans, dans les écoles primaires du Brabant wallon, on faisait des dictées. Des dictées pour apprendre, bien sûr, la calligraphie. Mais aussi pour apprendre l’histoire. Car l’actualité le démontre à suffisance, les dictées emportent plus qu’un apprentissage grammatical : elles reflètent les souvenirs communs et les équilibres sociologiques.

Et de quoi parlait-on dans ces dictées polies des années soixante ? Pas de la Seconde Guerre mondiale. Ses plaies, attisées par la question royale, étaient trop vives. De la guerre de Corée ? L’étude de la géographie viendrait plus tard. Pas non plus de l’indépendance du Congo, dont les cartes jaunies illustraient encore les classes d’écoles primaires à côté des portraits royaux. Des grandes grèves de l’hiver 1960-61 et de la loi unique ? Encore moins. Là non plus, il ne fallait pas confronter les écoliers avec de désagréables réalités sociales.

Non : les dictées des années soixante parlaient de la catastrophe du Bois du Cazier à Marcinelle, survenue le 8 août 1956. L’accident des houillères fut le plus grand traumatisme humain et industriel de la Wallonie. Le cataclysme fut effroyable : 262 morts avec ses actes héroïques, mais surtout des familles décimées. Le drame minier avait frappé par son accablement mortifère. Ce douloureux stigmate resterait national, respecté et honoré dans les mémoires.

Mais il y avait autre chose : l’accident était un outrage à la fierté manufacturière de la Wallonie. Car, on l’apprenait dans les écoles primaires, la Wallonie, c’était le charbon et l’acier. L’acier du plan Marshall, la fonte produite grâce au coke des mines, l’alliage qui forgerait la société de croissance à laquelle une nouvelle génération aspirait.

Mais pourquoi donc faire des dictées sur un événement tragique à de jeunes élèves, qui ne prendraient conscience que bien plus tard des douleurs de la vie ? Sans doute pour exorciser l’angoisse des réalités économiques que cet accident prophétisait. Car, avec le recul d’un demi-siècle, le drame du charbonnage portait en lui les indices des mutations sociologiques que la Wallonie allait traverser. La précarité de l’outil industriel, tout d’abord, et sa fragilité par rapport aux circonstances géologiques. La reconversion industrielle à envisager, ensuite. L’immigration, déjà et toujours indispensable au déploiement économique, et enfin, surtout, la fin de la révolution industrielle.

Le drame de la fosse donnait le signal des grandes mutations socio-économiques que l’Europe imposerait à ses pays fondateurs. Car pendant que des avocats prenaient prétexte du drame de Marcinelle pour exiger une nationalisation des charbonnages, la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) décrétait la liquidation de sites d’exploitation. Dès 1957, grèves et manifestations se succédèrent pour protester contre ces décisions qui conduisirent à fermer une cinquantaine de sites à licencier des dizaines de milliers d’ouvriers mineurs. Le Bois du Cazier sera lui-même définitivement fermé dans les années septante.

Les écoliers brabançons des années soixante sont aujourd’hui à l’aube de leur retraite. Cette génération s’interroge, elle aussi, sur l’état de la Wallonie. Au-delà des discours incantatoires, elle a observé la stationnarité économique de sa région. La faute à qui ? Aux syndicats qui ont découragé l’esprit d’entreprise ? Aux actionnaires trop frileux ? Au patronat manquant de vision stratégique ? À une géographie enclavée ? À la myopie de certains hommes politiques qui auraient troqué des aides publiques contre une régionalisation ? Cela n’a aucune importance : toutes les générations sont concernées.

Dans les années soixante, la réponse aux mutations avait été conservatrice et défensive. Très souvent, la logique fut contemplative plutôt qu’innovatrice. Ce que la jeunesse souhaite aujourd’hui, c’est de la subtilité et de l’intelligence entrepreneuriale. De la modernité dans l’approche des problèmes. De la virtuosité dans la structuration de la décision politique. Et de l’écoute. Mais pas de l’écoute distraite et cynique, voire autarcique d’un point de vue régional, qui conduit souvent à écarter les idées qui sortent du dogme. Non : de l’écoute intelligente.

Car aujourd’hui, ce qui est réellement en jeu, c’est la place économique de la Wallonie dans une conjoncture mondialisée. L’économie entraîne un déplacement exponentiel des capitaux, suivi par de l’immigration des compétences. Et que sera la Wallonie dans ce paysage dont on peine à comprendre les bouleversements ? Un guetteur attentiste ou un acteur décidé ?

Si le choix se porte sur l’action, alors il faut que les autorités wallonnes donnent confiance. Tout le monde sait qu’il n’existe pas de solution économique à une renaissance économique. Ce qui importe, c’est donner confiance en la confiance. Et donner confiance, c’est établir un constat lucide. C’est aussi arbitrer, plutôt qu’attendre une nouvelle génération. Car une dictée et un plan Marshall plus loin, il faut investir massivement dans la formation, pour, au moins, faire des écoliers de cette décennie des quadras polyvalents qui, grâce à une formation approfondie, conserveront une large employabilité à un niveau transnational. Charleroi : du Bois du Cazier au Biopark.

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