Paul Vacca
Un robot peut-il faire un bon CEO ?
Imaginez-vous que dans quelques années votre hebdomadaire préféré élise, à la suite des excellents lauréats Fabien Pinckaers, Sébastien Dossogne, Diane Govaerts et Michaël Labro, un robot comme Manager de l’Année ? Absurde, me direz-vous ? En effet, jusqu’à présent, le bon sens voulait que, parmi tous les métiers sensés être menacés par l’IA, il y en avait un qui resterait comme un bastion imprenable, celui de CEO.
Jack Ma, l’ancien boss de d’Alibaba, avait pourtant déjà prédit dès 2017 qu’un jour le Time Magazine pourrait bien mettre en couverture un robot comme CEO de l’année parce qu’il serait capable de prendre des décisions plus rapides, plus rationnelles qu’un humain et de mieux résister à la pression. Mais cela restait une divination.
Aujourd’hui, certains envisagent cela comme une hypothèse. Après tout, comme le note David Streitfeld, reporter à San Francisco pour le New York Times, aujourd’hui tout cela semble techniquement envisageable : recueillir des informations, analyser des marchés, détecter des tendances, synthétiser, élaborer des scénarios sont des tâches qui sont censées pouvoir être prises en charge par une machine. Communiquer avec des collaborateurs peut être automatisé via des générateurs de voix et d’images. Quant à prendre des décisions difficiles, qui peut le faire de façon plus dépassionnée qu’une machine ?
Les biais s’ils peuvent évidemment faire de mauvais dirigeants, font les bons aussi.
Certaines entreprises seraient même passées à l’acte. Avec satisfaction, semble-t-il. Comme ce fabricant polonais de rhum Dictador qui a annoncé en novembre avoir appointé une directrice générale humanoïde dotée d’une I.A. nommée Mika “dénuée de biais personnel, garantissant des choix stratégiques impartiaux qui privilégient les meilleurs intérêts de l’organisation”. Bref, l’idée que l’on pourrait un jour passer d’un CEO à un CIA, fait son chemin.
Ce énième scénario de remplacement par l’IA se révèle, encore une fois, instructif. Pas tant sur ce qu’il nous apprend sur les capacités de l’IA proprement dites (on commence à tourner en rond de ce côté-là). Mais sur ce qu’il dit de la vision de ses promoteurs quant aux fonctions humaines dites remplaçables. Qu’il s’agisse des traducteurs, des analystes, des musiciens, des journalistes, des médecins… et, dans le cas présent, des CEO.
Les “remplacistes” ont tendance à penser les fonctions de façon mécaniste : comme une liste de tâches qu’il suffirait d’empiler comme des process informatiques pour qu’elles soient effectives et efficaces. Or toute fonction, quelle qu’elle soit, est toujours plus que la somme de ses tâches. Mais au-delà, ce qui est éclairant dans le scénario présent, c’est la vision du CEO idéal qui transparaît. La supériorité de la machine est avérée ici parce qu’elle serait mieux qu’un dirigeant humain “sans biais”, “rationnelle”, “impartiale” et donc “servirait mieux les intérêts de l’entreprise”.
Déjà on se demande à quoi pourrait ressembler une décision “rationnelle” ou “impartiale” dans la conduite des affaires même prise par une machine ? Car en paraphrasant le philosophe Pascal, on pourrait dire que les marchés sont si nécessairement fous, que ce serait être fou, par un autre tour de folie, de n’être pas fou. Et de fait, les biais s’ils peuvent évidemment faire de mauvais dirigeants, font les bons aussi. Le biais d’un CEO, c’est son joker. Une success story est souvent une irrationnalité qui a trouvé sa raison. D’ailleurs, Steve Jobs sans ses biais – sa fameuse “distorsion de réalité” – aurait-il même eu l’idée d’Apple ? Bref, face à un tel scénario rationnel et implacable, les seuls CEO qui devraient s’inquiéter sont ceux qui se comportent déjà comme des robots.
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