Paul Vacca

Trump et le moment “Frankepstein”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Dans le bourbier du dossier Epstein, une seule chose apparaît presque limpide : Donald Trump n’est plus le maître incontesté de ses récits. Alors que l’affaire du sulfureux homme d’affaires mort en prison, que Trump avait abondamment feuilletonnée pendant la campagne, a refait surface, il a vainement tenté de la déprogrammer. Il a subitement décrété que cette affaire était dépassée, ennuyeuse et n’intéressait plus personne. Mais il s’est heurté à une résistance inattendue : la base du mouvement MAGA en a décidé autrement.

C’est que ladite base n’est plus une “base” au sens politique du terme. Elle n’est plus contrainte d’obéir servilement à son leader, fût-il président : c’est désormais une fanbase qui a pris son indépendance. Comme j’ai tenté de le décrire dans un récent article pour Le Grand Continent (“Trump au-delà du spectacle : décoder MAGA”), MAGA n’est plus réductible à un simple mouvement politique : il a acquis l’étoffe d’une franchise idéologique assimilable aux grandes franchises culturelles, de Marvel à Star Wars en passant par Harry Potter. Il s’est mué en un univers narratif participatif soumis aux dynamiques imprévisibles d’une constellation d’électrons libres investie dans la co-écriture des récits MAGA, de Steve Bannon à QAnon en passant par Alex Jones ou Elon Musk.

Une writer’s room à ciel ouvert où, comme dans les franchises de l’entertainment, le fandom – la communauté des fans – joue un rôle de plus en plus actif. Les réactions de ces derniers sont testées en temps réel sur les réseaux sociaux et les récits ou les figures publiques sont promus ou écartés selon les réactions de cette base ; les théories ou les polémiques fomentées de toutes pièces par les fans à coups de hashtags servent de combustible pour les grands récits ; et on va jusqu’à la réécriture rétroactive des événements (le “retrocon” pour “retroactive continuity” comme on dit chez Marvel) pour répondre aux attentes du public, comme avec la relecture de l’assaut du Capitole en acte patriotique.

Or, l’abandon de “l’arc scénaristique” Epstein proposé par Trump a été perçu comme une trahison par la base qui a donc décidé de continuer à l’écrire à sa façon. Délicieuse ironie du phénomène : Trump, qui se rêve ouvertement en autocrate, a donné naissance, à son corps défendant, à une forme de démocratie participative ! Qu’il serait toutefois plus légitime de qualifier de “fandomcratie”, car il ne s’agit pas de la vox populi, mais des seules voix les plus actives et les plus influentes algorithmiquement. Une “fandomcratie” qui traduit un décentrement du pouvoir narratif où la base ne se contente plus d’un récit imposé d’en haut, mais participe activement à sa fabrication, à sa diffusion et à ses déclinaisons.

Trump, qui se rêve en autocrate, a donné naissance, à son corps défendant, à une forme de démocratie participative !

Un renversement dialectique aussi où Trump est désormais “scénarisé” par ceux qu’il pensait diriger. En 2016, maître du spectacle, il lançait les lignes narratives. En 2025, rançon du succès viral, le récit lui échappe. Une partie de la base MAGA agit indépendamment de lui, malgré lui, voire contre lui. Décidant même du rôle que lui-même est appelé à jouer : héros, martyr, prophète… ou traître, s’il s’écarte de la “bible” MAGA.

Ainsi, le fandom produit-il désormais ses propres théories et récits sans demander le feu vert de Donald Trump, voire contre ses intérêts. En ce sens, l’affaire Epstein incarne un moment Frankenstein pour Trump, celui où la créature s’affranchit de son créateur. Ou si l’on préfère, un moment “Frankepstein” : celui où la créature exige que son créateur rende des comptes, non à la justice institutionnelle, mais à la justice narrative du fandom.

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