Bruno Colmant
Trump et l’affaire protestante
Cela fait des années que, à l’ombre des grands auteurs, je m’intéresse à la juxtaposition des modèles économiques et de leurs empreintes religieuses. J’y ai consacré plusieurs ouvrages. C’est à l’occasion des récents travaux du démographe et historien Olivier Todd (qui publie « La défaite de l’Occident » chez Galimard) que je partage quelques intuitions. En effet, Olivier Todd relie l’effondrement du monde américain à l’abandon des valeurs de travail et de discipline sociale issues du protestantisme
L’idée n’est pas nouvelle. Elle avait été esquissée il y a plus d’un siècle par le sociologue allemand Max Weber (1864-1920), dont la thèse, bien que vieille d’un siècle, reste une piste de réflexion intéressante, bien que non totalement convaincante. Selon Max Weber, l’esprit du capitalisme prit naissance dans le « Beruf, » un mot intraduisible en français, que l’on peut comprendre comme la sanctification par la vocation dans le travail, et que le sociologue retrouve dans le puritanisme britannique.
Cet auteur supposait que les réformés considèrent que la flexibilité du jugement est source de libertés personnelles, et donc de confiance dans les actes de commerce. Selon Max Weber, il semblerait que ce soient les communautés protestantes (États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas et Allemagne) qui, débarrassées du stigmate moral associé au commerce, ont contribué à féconder le capitalisme. Le protestantisme aurait, selon ses théories, stimulé l’aptitude à échanger et à prendre des risques, et donc entraîné le développement d’une société marchande. En effet, chez les réformés, plus les affaires prospèrent, plus grandit la conviction d’être des élus. Inspiré par l’Ancien Testament, le protestantisme considère l’enrichissement matériel comme une bénédiction divine. En même temps, l’élection exige, pour garder la foi, travail, abnégation et ascétisme. Max Weber identifie donc dans l’ascétisme protestant l’un des éléments fondateurs de l’esprit du capitalisme, bien qu’il reconnaisse que l’éthique monastique ait pu préparer à l’ascétisme séculier des communautés réformées.
Bien sûr, la thèse de Max Weber date de 1904-1905, c’est-à-dire d’une époque où les trois principales puissances économiques du monde – les États-Unis, l’Allemagne et l’Angleterre – étaient majoritairement peuplées de protestants. Au terme de son texte séminal, Weber avance d’ailleurs lui-même l’idée que le capitalisme du XXème siècle n’a plus besoin de support religieux, puisqu’il repose sur une base mécanique.
Au reste, l’analyse de Weber n’est pas exempte de critiques. Certains lui reprochent d’avoir confondu le calvinisme du XVIème siècle avec le puritanisme capitaliste libéralisé et sécularisé du XIXème siècle. D’autres remettent en question le lien unidirectionnel entre le protestantisme et le capitalisme. Enfin, certains avancent que ce n’est pas le capitalisme, mais le rationalisme – c’est la thèse de Karl Marx (1818-1883)-, qui aurait engendré le capitalisme. Karl Marx supputait que les croyances religieuses ou morales ne sont que des constructions imaginaires.
Plusieurs auteurs ont mis en évidence le substrat géographique du développement économique : le capitalisme se serait ainsi développé, de manière confinée, dans des villes libres et des républiques marchandes comme Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Londres, New York, en dehors de toute influence religieuse. L’historien français Fernand Braudel (1902-1985) voyait le capitalisme comme un trait constant depuis le Moyen Âge et un état de la nature situé entre la production et la consommation, se glissant entre des inégalités sociales. Sous cet angle, la Réforme se serait limitée à catalyser des prédispositions commerciales en les libérant de certains interdits théologiques.
Certains ont également relevé que les pays maritimes ou dont les capitales avaient un accès direct à la mer avaient été caractérisés par un développement du commerce et par une faculté d’échange d’idées plus importante. L’Europe occidentale présente le profil littoral le plus complexe : elle est en effet une péninsule de péninsules, son pourtour est constitué de mers intérieures, de détroits, d’isthmes, de golfes et d’îles. La dimension fractale de sa ligne de côte, plus importante que celle d’autres continents, aurait stimulé le progrès économique. L’argument est intéressant, mais il s’intègre mal avec les facteurs de développements économiques intracontinentaux. Il n’explique notamment pas, par exemple, le déclin espagnol du XVIème siècle, si ce n’est par des facteurs monétaires (apport d’or de l’Amérique du Sud) ou guerriers (l’épuisement de la lutte avec l’Angleterre).
Il y a quelques années, Jacques Attali, qui a publié en 2002 « Les Juifs, le Monde et l’Argent » en estimant que le peuple juif s’était trouvé en situation de fonder l’éthique du capitalisme, m’a dit que Max Weber s’était trompé et que ce qui caractérisait les différences entre les pays protestants et catholiques, c’était le choix (ou l’obligation) d’être un peuple de marins ou d’agriculteurs.
D’autres auteurs ont aussi réfuté l’argument religieux au motif que toutes les religions ont dû, à des moments divers, faire des concessions économiques au développement des classes moyennes. Les thèses religieuses sont également contestées par ceux qui avancent que la Réforme, notamment sous sa forme puritaine, a coïncidé avec la montée des classes moyennes et que le protestantisme s’est greffé sur une dynamique socio-économique préexistante.
Mais revenons au constat d’Olivier Todd qui prédit l’effondrement occidental (et ses thèses sont plausibles) en regard de l’abandon des valeurs rigoureuses de la Réforme. J’écrivais que Max Weber l’avait prophétisé. Ce dernier voyait le manque de scrupules, l’égoïsme intéressé, la cupidité et l’âpreté au gain comme des traits caractéristiques d’un capitalisme « resté en retard. » Dans son Histoire économique, il se révèle d’ailleurs pessimiste en évoquant l’idée que « l’éthos était né sur le sol de l’idéal ascétique (mais qu’) on le dépouillait maintenant de son sens religieux. Les conséquences s’annonçaient graves… ». Weber voyait dans la dilution du puritanisme calviniste un « fourvoiement tragique de notre culture. »
Et voilà où la recherche insensée d’argent, dans une course mortifère à la jouissance narcissique et la prééminence d’un capitalisme anglo-américain néolibéral, nous a menés, au-delà du décrochage religieux. Nous sommes face à un basculement du monde. Et je l’ai souvent écrit : Donald Trump n’est pas l’aboutissement de l’histoire américaine. Il en est la révélation et l’amorce.
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