Paul Vacca
Tabac et cinéma : volutes sur grand écran
Dans les années 1910, deux industries voient le jour au même moment : l’une vend de la fumée, l’autre des fantasmes et toutes deux rêvent de conquérir le monde.
Lucky Strike, Chesterfield, Paramount et Warner sont animés par la même ambition industrielle de devenir des produits de consommation à large diffusion. Et dans leur ascension parallèle, tout se passe comme si ces deux industries avaient passé un pacte de feu. Dans Clopes en scope – Tabac et cinéma (éditions Espaces & Signes), un essai qui vient de paraître, Adrien Gombeaud, critique cinéma aux Echos et à Positif, raconte ce lien intime qui lie le cinéma et la cigarette en nous proposant une balade buissonnière dans le cinéma au gré de scènes fameuses et fumeuses à travers plus de 180 films.
Une balade tout en volutes expertes avec pour guide la plume inspirée de Gombeaud : bouffées de rébellion, souffles de séduction, expirations d’aventure, inspirations d’angoisse, enfumages de comédie… De la cigarette rebelle de James Dean au sfumato aérien de Marlène Dietrich ; du fume-cigarette baguette magique d’Audrey Hepburn aux brumes mélancoliques des brasseries de Claude Sautet ; des clopes virilistes de Marlon Brando, John Wayne ou Humphrey Bogart aux cigarillos mutins de Clint Eastwood et du western spaghetti ; du barreau de chaise burlesque de Groucho Marx aux pipes magrittesques de Jacques Tati ou enquêtrices de Maigret ou Sherlock Holmes…
Si Auguste Rodin avait été cinéaste, nul doute que son Penseur aurait une cigarette aux lèvres.
L’industrie tabagique pouvait-elle rêver plus splendide écrin que le grand écran ? Car les bobines de celluloïd ne magnifient-elles pas à chaque instant ces cylindres inertes de feuilles de tabac séchées ? Le cinéma a en effet offert au “clou de cercueil” (rappelons au lecteur distrait que fumer tue) le plus beau placement de produit de l’histoire avec ses plus élitistes influenceurs : ces figures intouchables nimbées dans des brumes olympiennes que l’on appelle les stars. D’ailleurs, la cigarette serait-elle devenue ce marché de grande consommation sans le cinéma ?
Toutefois, là où l’essai s’avère absolument passionnant, c’est lorsque Adrien Gombeaud souligne ce que, a contrario, le septième art doit au tabac, comment la cigarette participe à l’essence même de l’art cinématographique. Dans son esthétique, bien sûr, avec ses rougeoiements qui sculptent les visages leur conférant des statuts d’icônes ou les volutes qui développent des effets de clair-obscur. Mais aussi en contribuant pleinement à la grammaire des films : à celle des dialogues comme autant de signes de ponctuation ménageant des respirations (brunes, blondes ou mentholées) au cœur du texte. A titre d’accessoire, de symbole de séduction et même parfois comme acteur à part entière (dans M le Maudit par exemple). Sans compter son apport précieux à la mise en scène permettant d’imprimer aux silences et aux pauses des stars une profondeur introspective. Si Auguste Rodin avait été cinéaste, nul doute que son Penseur aurait une cigarette aux lèvres.
Alors, à mesure que l’on parcourt les chapitres, on voit que le sujet, même s’il est traité avec une gracieuse légèreté, n’a absolument rien d’anecdotique. Il se révèle au contraire proprement vertigineux touchant, sans avoir l’air d’y toucher, à la quintessence même de ce qu’est le cinéma. On est même saisi par une sorte de vertige face à ce pacte faustien à double sens qui lie cinéma et cigarette. Au point que, une fois le livre refermé, notre cerveau continue de fumer, travaillé par une interrogation aux accents d’uchronie, aussi déroutante qu’effrayante : et si la cigarette n’avait pas existé, y aurait-il eu le cinéma ? A chacun de se faire son film.
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