Bruno Colmant
Que représente une dette publique ?
En Europe, la dette publique est proche d’une année de PIB. Mais que représente-t-elle ?
Certains considèrent qu’elle est étrangère à chaque citoyen, comme si elle n’affectait pas nos patrimoines individuels. Ceux-là argumentent qu’une dette publique n’est jamais remboursée et qu’elle se dilue, au fil des années, dans un refinancement permanent. Sous cet angle, on pourrait imaginer que la dette soit naturelle : elle refléterait un transfert continu des créanciers de l’État vers les dépenses et investissements publics, à l’instar d’une gigantesque sécurité sociale. La dette publique importerait alors peu. Elle serait à l’épargne privée ce que l’impôt est aux revenus professionnels. Elle serait même « la » représentation de la solidarité étatique de l’État puisque son refinancement conditionne les mécanismes fiscaux et de redistribution.
Malheureusement, c’est plus compliqué. La dette publique constitue, pour les créanciers, un capital. Mais, contrairement à un capital qui représente du travail passé progressivement épargné, la dette publique représente aussi un prélèvement sur le travail et les revenus du capital futurs. Plus spécifiquement, le créancier de l’État lui prête avec de l’épargne du travail passé (en partant de l’idée que le capital est du travail passé accumulé) tandis que l’État (le débiteur) rembourse sa propre dette grâce à un prélèvement fiscal futur. C’est logique : la dette publique est garantie par la capacité de l’État à lever des impôts portant, entre autres, sur les revenus futurs. En s’endettant, l’État demande donc à des créanciers de lui faire crédit au motif qu’il sera capable d’exiger un prélèvement sur la création de richesse de ses futurs contribuables. Dès lors, une dette excessive est l’écueil principal à une fluidité du capital et à l’allègement du coût du travail.
C’est ainsi que Marx (1818-1883) considérait que la dette publique était sans lien nécessaire avec le processus de production de capital et qu’elle n’était pas un titre sur du capital réel. Il l’assimilait à un capital fictif parce qu’il en voyait l’extinction dans la révolution, état préalable à la victoire du prolétariat. Aux yeux de Marx, cela allait même plus loin : comme la dette publique est un travail passé accumulé gagé par un travail futur, cette même dette devait être annulée par la négation de la propriété privée, qu’il percevait comme un obstacle à l’égalité sociale. Le nihiliste Proudhon (1809-1865) n’avait pas une vision très éloignée.
Quand on prolonge l’analyse marxiste, on doit immanquablement dresser le parallèle entre la dette publique et la monnaie. Ces deux notions constituent l’avers et le revers de la même réalité, puisque tant l’une que l’autre sont émises par les mêmes États. La monnaie est une dette financière tandis que la dette publique est une dette sociale. Comme la dette publique, la monnaie est souveraine. Et, bizarrement, nous opérons la même confusion mentale avec la monnaie qu’avec la dette publique : nous conceptualisons la monnaie comme un acquis privé alors qu’elle reflète un bien public. Et, malgré que nous en soyons les débiteurs individuels, nous visualisons la dette publique comme une obligation collective qui nous est étrangère alors que nous bénéficions des biens et transferts publics.
Comme la dette publique, la monnaie mesure la stabilité de l’agencement économique. En effet, une monnaie faible reflète un pays moins compétitif, et inversement. Pour cette raison, la crédibilité monétaire découle rarement d’un acte d’autorité. La garantie de la monnaie est plutôt un état de confiance. Sous cet angle, il est illusoire de croire que la monnaie met à l’abri d’un choc financier systémique. En cas de déflagration financière existentielle, la monnaie ne fournit aucune garantie à sa propre survie.
Si, aux yeux de Marx, la dette publique est un capital fictif, la monnaie ne l’est-elle pas davantage ? N’est-ce pas un immense jeu d’écriture qui repose sur de fragiles conventions ? La réponse est indécise parce que la dette publique et la monnaie sont des actes de convictions partagées.
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