Amid Faljaoui

Pourquoi l’Europe hésite à toucher à l’argent russe gelé

La chronique d’Amid Faljaoui, directeur de Trends-Tendances.

On pourrait croire que c’est simple. La Russie a envahi l’Ukraine, l’Europe a gelé ses avoirs, et maintenant, certains voudraient utiliser cet argent pour financer la défense ukrainienne. Sur le papier, c’est logique. Mais dans la réalité, c’est une autre histoire. Pourquoi ? Mais parce que derrière ces 140 milliards d’euros d’avoirs russes bloqués se cache une question bien plus large : jusqu’où peut-on aller sans casser les règles du jeu économique mondial ?

Regardons bêtement l’actualité: la Russie a déjà commencé à répliquer. Moscou accuse l’Europe de vol pur et simple. Et pour répondre, le Kremlin a signé un décret autorisant la confiscation d’entreprises étrangères venant de pays jugés “inamicaux”. Air Liquide, Danone, Carlsberg : leurs filiales russes ont déjà été placées sous administration d’État. C’est la stratégie du miroir : “Tu touches à mes avoirs ? Je touche aux tiens.”

Alors, pourquoi toutes les entreprises occidentales ne quittent-elles pas la Russie ? Parce que partir coûte une fortune. Les autorités russes imposent une décote de 60 %, une taxe de 35 %, et un paiement étalé sur deux ans. Autant dire que vendre revient à brader.

Résultat : sur un peu plus de 4 000 entreprises étrangères recensées en Russie, seules 12 % ont vraiment tiré un trait. Les autres, parmi lesquelles des entreprises comme Sanofi ou L’Oréal, maintiennent une activité minimale, en espérant que la tempête passera.

Mais au fond, ce dossier dépasse les intérêts des entreprises. Il pose une question de principe : est-ce qu’on peut, au nom de la morale, changer les règles de la propriété ? Depuis des décennies, le monde économique repose sur un pacte tacite: les biens déposés à l’étranger sont protégés, même en cas de crise politique. Si l’Europe décide de s’en affranchir pour la bonne cause, d’autres pays pourraient, demain, en faire autant et pour de moins bonnes raisons.

Et c’est justement ce qui inquiète… la Belgique et notre gouvernement. La raison ? La majorité de ces avoirs russes sont à Bruxelles, dans les coffres de la société Euroclear. La Belgique se retrouve donc en première ligne à l’égard de la Russie. Et elle hésite. Notre ministre belge des Finances l’a dit très clairement : “Si on utilise seule cet argent, on prend un risque énorme.” Et d’abord un risque juridique : la Russie pourrait nous attaquer en justice. Mais surtout, un risque de réputation : les pays du Golfe, la Chine, l’Inde, la Turquie ou d’autres puissances pourraient se dire : “Finalement, garder notre argent en Europe, donc en Belgique, ce n’est pas si sûr”.

Et là, le danger serait bien plus large : si l’Europe et en l’occurrence Bruxelles devient un endroit où les avoirs peuvent être saisis selon les circonstances, alors beaucoup d’États retireront leur argent pour le mettre… ailleurs.

Et voilà pourquoi la Belgique demande que toute l’Europe partage la responsabilité. Que ce soit une décision collective, pas une initiative isolée. En clair : “On est d’accord de le faire, mais pas seuls.” Alors, oui, utiliser l’argent russe pour reconstruire l’Ukraine paraît juste et éthique. Mais c’est un jeu d’équilibriste : si l’Europe agit trop vite, elle risque d’affaiblir la confiance qui fait tourner le système financier mondial.

Et sans confiance, plus personne ne laissera son argent en Europe.

C’est peut-être ça, le vrai dilemme : comment punir une guerre sans déclencher une autre crise — celle de la confiance.

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