Paul Vacca
Picasso n’aurait certainement pas goûté que son œuvre se fasse coiffer au poteau par un urinoir
Chaque époque choisit sa propre ascendance de génies. Aujourd’hui, notre époque choisit Matisse ou Duchamp plus que Picasso.
Et si le véritable génie de Picasso avait été de correspondre point par point à l’idée que l’on se faisait du “génie”? Le peintre cubiste constitue le “maître étalon” en la matière, incarnant jusqu’à la caricature toutes les facettes du mythe du génie créateur. Prodigieux, prolifique, protéiforme, indépassable, surhumain, éternel, inspiré…: les nécrologies étaient à court de superlatifs au lendemain de sa mort le 8 avril 1973.
Une phrase comme “Je ne cherche pas, je trouve” (souvent mal comprise, au demeurant) prouve, si besoin était, que Picasso n’était pas troublé par un quelconque syndrome de l’imposteur. Tout comme il était conscient de son bon génie financier aussi. Ainsi l’histoire qui voulait qu’il payât toujours par chèque, conscient que le détenteur du chèque ne le déposerait pas en banque et préférerait le mettre sous cadre, la signature valant à coup sûr plus que le montant du chèque… Ou celle à propos d’un restaurateur qui, pour se faire régler l’addition, lui demanda un dessin. Picasso s’exécuta sur la nappe en papier et le tendit au restaurateur qui, un brin déçu, lui signala qu’il avait oublié la signature. Ce à quoi Picasso aurait répondu: “On a parlé de payer un repas, pas d’acheter le restaurant”.
Toutefois, Jackie Wullschläger, critique d’art au Financial Times, montre que 50 ans après sa disparition, les choses ont quelque peu changé. Non pas que la cote du peintre cubiste se soit effondrée: ses œuvres continuent de faire les belles heures des ventes aux enchères. En 2015, Femmes d’Alger a été adjugé à 179,4 millions de dollars. Et en 2020, Femme assise près d’une fenêtre partait à plus de 103,4 millions chez Christie’s. Mais aujourd’hui, les peintres influents que Wullschläger rencontre lui parlent pour la plupart de Matisse ou de Manet.
Voir le reportage de Canal Z : Montant record pour un Picasso 12/05/15
Si de nombreux événements sont prévus cette année de commémoration partout dans le monde, aucun ne sera sans doute d’envergure à concurrencer le blockbuster que fut la rétrospective de 1980 au MoMa à New York, qui avait attiré plus d’un million de visiteurs. Une perte d’influence corroborée par un sondage effectué en 2004 auprès de 500 artistes et curateurs pour désigner l’œuvre d’art moderne la plus déterminante. Le choix des votants couronna Fountain, le ready-made de Marcel Duchamp de 1917.
Tout oppose les deux artistes sur le plan formel. Mais de surcroît, précise Jackie Wullschläger, l’urinoir de Duchamp célèbre implicitement une culture queer en porte-à-faux total avec l’univers machiste et testostéroné de Picasso pour qui “les homosexuels ne peuvent pas être de vrais artistes car ils aiment les hommes”.
C’est dire à quel point Duchamp, dès 1917, inventait en visionnaire ce qui allait devenir l’art contemporain à la fin du 20 et du 21e siècle en l’ouvrant sur un nouveau paradigme, alors que Picasso, malgré toutes ses réinventions picturales – de la période bleue jusqu’à son autoportrait face à la mort – est resté enchaîné à la vision classique de l’artiste démiurge maître de la figuration. Car malgré une idée répandue, le cubisme n’est ni abstrait ni conceptuel mais bien une autre forme de figuration…
Avec Picasso, on a la preuve que le génie est une construction sociale et le fruit d’une époque. De même que chaque époque choisit sa propre ascendance de génies. Aujourd’hui, notre époque choisit Matisse ou Duchamp plus que Picasso.
Picasso n’aurait certainement pas goûté que son œuvre entière se fasse coiffer au poteau par un urinoir. L’autodérision n’était pas son fort. Contrairement à Duchamp dont la “Fontaine” n’était au départ qu’un canular. Le rire conserve plus longtemps en bonne santé, dit-on. Peut-être est-il aussi un élixir de longévité pour les génies.
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