Tapi dans l’ombre du Bosphore, Recep Tayyip Erdoğan tisse sa toile. Rien – pas même l’emprisonnement de son principal rival, le maire d’Istanbul – ne le discrédite. Ni aux yeux de sa population, ni aux yeux de la communauté internationale. Une communauté trop heureuse de le voir – à nouveau – se poser en terre d’accueil de pourparlers de paix entre Russes et Ukrainiens.
C’est que le sultan est assis sur le détroit du Bosphore qui lui offre le contrôle des accès à la Méditerranée pour les Russes et les Ukrainiens. Assis aussi sur les hydrocarbures d’Asie centrale qui passent par lui avant de se déverser (au futur) dans les pipelines en direction du Pirée, ce port stratégique que la Grèce a dû vendre en grosse partie aux Chinois. Vendre, parce que l’Union européenne a mis la Grèce à genoux en 2008 et s’est refusée à tout consortium européen préservant nos intérêts collectifs. La Russie gendarme, la Chine s’interpose et la Turquie joue les médiatrices, non sans empocher les droits de passage. Classique.
Des droits financiers, certes, mais surtout des droits politiques et moraux. Déjà que les Européens paient Erdoğan (et d’autres) pour parquer et “gérer” les migrants qui cherchent à traverser vers nos rives, aujourd’hui, les Européens paient en monnaie de “reconnaissance” le maître d’Ankara, qui construit sa puissance ottomane sur les ruines voisines, celles de la Syrie. Et il rêve d’en contrôler les territoires kurdes, voire de s’étendre jusqu’à Damas même !
Aujourd’hui, les Européens paient en monnaie de “reconnaissance” le maître d’Ankara, qui construit sa puissance ottomane sur les ruines voisines, celles de la Syrie.
Les Kurdes ! Celles et ceux du Rojava, ce bout de terre frontalier de la Turquie et de la Syrie où hommes et femmes kurdes rebelles ont créé un Kurdistan libre que nous nous empressons de ne pas reconnaître malgré le courage et l’abnégation du sacrifice des habitants face aux troupes sanguinaires de Daech. Mais cela nous paraît déjà remonter au siècle passé et notre “admiration” proclamée alors s’est très vite estompée. Realpolitik oblige.
Exit ce Kurdistan libre, d’autant plus probablement qu’à l’interne, le sultan a pu forcer ses pires ennemis à baisser les armes. Le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), considéré comme terroriste par l’autorité ottomane, s’autodissout. En silence. Après l’appel du leader incarcéré Abdullah Öcalan à déposer les armes, la dissolution du PKK vient d’être rendue publique. Ce choix a été fait il y a une semaine, lors d’un congrès du parti organisé dans le nord de l’Irak.
Et cyniquement (sous notre regard complice), nous ne pouvons que partager l’analyse à Vienne du très catholique Kleine Zeitung : “La guerre contre les Kurdes enrayait le développement politique, social et économique de la Turquie, mais aussi ses relations avec l’UE. La situation actuelle augmente les chances de relance des relations turco-européennes. Une ‘Turquie sans terrorisme’, comme le dit le président Recep Tayyip Erdoğan, peut permettre au pays de s’affranchir du stigmate antidémocratique (…) L’‘autodissolution’ du PKK ne fera pas de la Turquie un État démocratique du jour au lendemain. Mais la fin de la guerre contre les Kurdes, au bout de plus de 40 ans, pourrait ouvrir de nouvelles portes à la Turquie – y compris vers l’Europe.”
Cela va permettre à Erdoğan d’obtenir une super-majorité au Parlement. Lui ouvrant la possibilité de changer la Constitution et de se présenter une nouvelle fois à la présidence en 2028. Il y a donc une victime potentielle : la démocratie. En s’alliant aux Kurdes, Erdoğan pourrait complètement écarter de la course l’opposition séculière et libérale qu’il s’emploie actuellement à persécuter. Avec notre bénédiction silencieuse.