Paul Vacca

Netflix, Spotify… Merci pour votre inattention

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

“Notre véritable concurrent, c’est le sommeil”, a déclaré un jour Reed Hasting, le CEO de Netflix. Dans le même esprit, un ex-employé de Spotify a confié que le seul réel adversaire pour le streamer musical suédois, c’était le silence. C’est dire à quel point ces deux plateformes ont un air de famille : une même arrogance à se voir hors de portée de toute concurrence face aux acteurs de leur marché et une même ambition à s’imposer dans nos vies en repoussant les confins de notre sommeil et du silence. Deux prises de parole récentes soulignent encore un autre point de convergence entre les deux plateformes : un article signé Will Tavlin pour la revue en ligne n+1 intitulé Casual Viewing s’intéresse à Netflix tandis que la sortie de Mood Machine : The Rise of Spotify and the Costs of the Perfect Playlist, un essai signé Liz Pelly (dont on peut lire un large extrait dans la revue Harper’s), traite du cas Spotify.

Ces deux contributions montrent de façon éloquente que, aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, aussi bien Netflix que Spotify capitalisent moins sur notre attention ou notre appétence pour la nouveauté qu’elles ne misent, en réalité, sur notre inattention et notre passivité. En d’autres termes, leur véritable terrain de jeu, ce sont ces moments flottants où nous faisons autre chose, alors qu’une série ou une playlist est en route : en consultant nos notifications, en repassant, en préparant à manger, en faisant notre jogging ou même en travaillant. Tavlin et Pelly montrent que les modèles économiques de Netflix et de Spotify reposent plus sur notre inertie que sur notre soif de découverte culturelle. Leur intérêt consiste à générer notre engagement non pas en générant des coups de foudre, mais en s’assurant que nous restions le plus longtemps possible sans effort.

Ainsi, Netflix flatte-t-il notre passivité en proposant une lecture automatique à la fin d’un épisode ou d’un film, en encourageant la plongée enveloppante du binge-watching où l’on se laisse guider par le flux des recommandations algorithmiques qui choisissent à notre place. Mieux, affirme Will Tavlin, une partie des programmes est sciemment conçue pour être regardée de façon distraite, en “casual viewing“. En ce sens, Netflix assume pleinement son statut de “second écran” – le premier étant notre smartphone – demandant même, selon Tavlin, à ses auteurs d’adapter leurs dialogues à ce visionnage flottant, avec plus d’explicitations et de redondance frisant parfois l’audiodescription.

Les modèles économiques de Netflix et de Spotify reposent plus sur notre inertie que sur notre soif de découverte culturelle.

Spotify, pour sa part, mise sur ce que Liz Pelly appelle la “dynamique de la passivité” (“dynamics of passivity“) : en proposant la lecture en continu sans interaction qui encourage une écoute passive, en poussant des playlists automatisées qui s’adaptent sans effort aux goûts de l’auditeur, de même que la mise en avant de playlists Chill, Focus ou Work. Où l’on voit au passage que Spotify réussit, à travers notamment ses playlists Sleep faites de “bruits blancs” industriels, à générer un taux d’écoute conséquent auprès des auditeurs plongés dans leur sommeil. L’enjeu pour la plateforme étant d’occuper tout l’espace d’écoute possible, en évitant que l’on se retrouve face au silence.

Mais faut-il les blâmer après tout ? Leur business model ne consiste-t-il pas à nous retenir le plus longtemps possible, fût-ce au prix de contenus uniformisés présentés hors de leur contexte ? N’est-ce pas notre faute s’ils connaissent si bien nos habitudes ? Alors, n’est-ce pas plutôt à nous de nous libérer de cette hypnose algorithmique ? Peut-être, pour paraphraser John Lennon, la vie c’est ce qui se passe quand… on ne regarde pas Netflix et qu’on n’écoute pas Spotify.

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