Paul Vacca
Musique: le raz-de-marée nostalgique
Le marché de la nostalgie en musique a toujours existé. Mais il fut longtemps une niche réservée aux générations qui revivaient la période chérie de leur jeunesse ou à des résurgences cycliques. Il fallait généralement compter une vingtaine d’années pour créer un phénomène de revival : les années 1980 avaient vu un retour des sixties dans les bacs ; les années 1990, celui des seventies et les années 2000, celui des eighties…
Aujourd’hui, la nostalgie s’est muée en raz-de-marée permanent. Le streaming qui pousse de plus en plus de nouveautés (on parle de 100.000 titres par jour !) nous tire paradoxalement toujours plus à rebours vers le passé comme des saumons. Selon l’institut Luminate, la musique dite de “catalogue”, par opposition aux “nouveautés” sorties dans les 18 derniers mois a représenté, en 2023, 72,6 % de la consommation d’albums aux Etats-Unis. Un phénomène massif: cela veut dire que trois titres sur quatre écoutés sont des anciens titres ! Les playlists des années 1990 ou 1980 comptent des millions d’adeptes. Conséquemment, la musique de catalogue croule sous les milliards enrichissant toujours plus les anciennes gloires alors que les nouveaux artistes, toujours plus nombreux, se partagent une part qui se rétrécit.
Aujourd’hui, fait nouveau, cette vague nostalgique déferle sur un autre secteur de la musique jusque-là plutôt épargné : la musique live, à savoir les concerts et les festivals. Désormais, tout comme les plateformes de streaming, les organisateurs de concerts découvrent qu’un nombre croissant d’amateurs de musique live sont plus intéressés par les vieilles formations que par les nouveaux groupes. Comme le souligne David Renshaw dans un papier pour le Guardian, cela touche même des festivals stars comme Coachella. En 2022, les 125.000 billets du premier week-end de Coachella s’étaient arrachés en 40 minutes. Cette année, il a fallu compter 27 jours pour écouler le même nombre de billets.
Si l’on ne relance pas de nouveaux artistes, de quoi se nourrira alors la nostalgie de demain ?
Les raisons du déclin des festivals pop contemporains, note David Renshaw, sont peut-être aussi à chercher du côté de l’augmentation du coût des billets, des voyages et de l’hébergement qui – comme nous l’avons vu récemment pour le sport live – écarte financièrement une grande partie de la jeune génération de ces festivals. Ou bien dans le manque de têtes d’affiche des dernières cuvées. En 2022, Coachella avait Harry Styles en superstar. Des stars de son calibre tout comme Taylor Swift ou Beyoncé ne sont plus enclines à être les têtes d’affiche de festivals alors qu’elles disposent d’un plus grand contrôle créatif et d’une meilleure rentabilité sous leur seul nom. Reste que pour des festivals nostalgiques comme Lovers & Friends et When We Were Young, les billets se sont tous deux vendus immédiatement.
Les méga-organisateurs de concerts – comme Live Nation ou Goldenvoice – profitent de cet engouement pour ces bulles temporelles à destination d’une clientèle qui a plus les moyens. Et leur appétit pour la nostalgie ne s’arrête pas là. Un deal de 300 millions de dollars a été conclu pour faire revivre le groupe Kiss en concert sous la forme d’hologrammes comme on l’avait fait pour Abba il y a quelques années. Et des tractations avec une multitude de zéros à la clé sont en cours pour faire remonter le jeune avatar numérique du King Elvis Presley lui-même sur scène.
Mais comment ne pas voir que si cette déferlante nostalgique est évidemment dommageable aux jeunes artistes, creusant un effet de ciseaux terrible entre générations, elle l’est aussi au marché de la musique lui-même. Elle néglige ainsi son propre “développement durable” : car si l’on ne relance pas de nouveaux artistes, de quoi se nourrira alors la nostalgie de demain ?
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