Paul Vacca
Mort du mainstream
Vous avez bien évidemment entendu parler de Taylor Swift. Mais seriez-vous capable de donner trois de ses titres ou même d’en siffler un ? Faites-vous partie de ceux qui ne reconnaissent pas la chanson Blinding Lights de The Weeknd alors que c’est le titre le plus streamé de tous les temps avec plus de 4,1 milliards d’écoutes sur Spotify ? À vous aussi, le nom de Jimmy Donaldson n’éveille rien à l’esprit, alors que sous le pseudonyme Mr. Beast, il est suivi par pas moins de 341 millions d’abonnés sur sa chaîne YouTube, ce qui en fait la personne la plus populaire sur la plateforme ? Ne vous inquiétez pas, il n’y a rien d’alarmant : vous ne vivez pas dans un monde parallèle et vous n’êtes pas victime d’un déphasage générationnel rédhibitoire. Soyez rassuré, c’est la nature du succès et de la célébrité qui a changé.
En 1972, le scientifique Edward Lorenz donnait naissance au concept d’”effet papillon” avançant que, dans le monde physique, le battement d’ailes d’un papillon au Brésil était susceptible de provoquer une tornade au Texas. Or aujourd’hui, 50 ans plus tard, on pourrait se demander si, dans notre espace culturel, il n’existe pas un autre effet papillon, mais à l’envers cette fois-ci, où une tornade sur YouTube, TikTok ou Spotify ne provoquerait qu’un battement de cils dubitatif dans votre salon ou un haussement d’épaules à la machine à café.
Évidemment, il a toujours existé des angles morts générationnels, à savoir des personnalités ou des phénomènes culturels qui restaient inconnus aux adultes tout en étant idolâtrés par les teenagers – ou inversement. Mais on pouvait également constater que, passé un certain seuil, le succès finissait par toucher tout le monde. On parlait alors de mainstream, cette vague culturelle dominante qui emportait tout le monde sans distinction. Sauf si vous aviez décidé de vous retrancher sur une île déserte, il était impossible d’échapper à des phénomènes tels que la Macarena, Columbo ou Star Wars… C’était même à ça que l’on reconnaissait un phénomène culturel mainstream : il s’imposait même à ceux qui n’en voulaient pas.
On inaugure une ère où un film peut être à la fois un énorme succès sur le plan de la métrique et un flop en termes de surface culturelle.
Aujourd’hui Red Notice, le film le plus vu sur Netflix, cumule 454 millions d’heures de visionnage correspondant à 230 millions de vues, soit presque le même nombre de personnes qui ont vu Avatar au cinéma. Sauf que si vous en parlez lors d’un dîner, on risque de vous répondre “Red quoi ?”, alors que tous seront capables de décrire un Na’vi, même ceux qui n’ont pas vu la saga de James Cameron. Avant, on connaissait le succès ou le flop. Aujourd’hui, avec Red Notice et quelques autres films comme The Gray Man, on inaugure une ère où un film peut être à la fois un énorme succès sur le plan de la métrique et un flop en terme de surface culturelle. C’est ce que l’on a pu appeler le “flopbuster”, la contraction de flop et de blockbuster.
Cette nouvelle donne dans la culture populaire est évidemment une conséquence de notre âge algorithmique, où la découverte est devenue personnalisée et où il n’existe plus véritablement de culture dominante. Le mainstream s’atomise désormais en différentes niches culturelles ou fanbases qui, même si elles peuvent avoir la taille d’un continent, rendent obsolète la notion de grand public. S’il y a certainement lieu de s’en réjouir, car l’on n’a plus à subir le (mauvais) goût des autres, comment ne pas voir, dans le même temps, que c’est encore un peu plus de notre langue commune qui s’évapore. Car le mainstream, c’était finalement ce patrimoine commun qui réussissait le miracle de nous faire vibrer ensemble : soit on l’adorait, soit on adorait le détester.
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