Paul Vacca
Mettre l’intelligence en mode avion
L’essayiste Sydney J. Harris nous avait pourtant mis en garde il y a déjà quelques décennies. “Le vrai danger, avait-il prédit, ce ne sera pas quand les ordinateurs penseront comme les hommes, ce sera quand les hommes penseront comme les ordinateurs.” En effet, combien de discours politiques avec tous leurs éléments de langage alignés ou de stratégies marketing ont l’air d’avoir été rédigés par des IA génératives?
A Hollywood, par exemple, alors que les scénaristes et les acteurs américains s’organisent contre la menace de l’IA brandie par les studios, on ne peut que donner raison à Sydney J. Harris: les executives des studios hollywoodiens se sont déjà mis à penser comme des IA. Le nombre croissant d’accidents industriels parmi les blockbusters sur-marketés donnent la tenace impression d’avoir été conçus par des IA: des pures formules scénaristiques vidées de leur sens mises bout à bout. Du bullshit narratif.
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Un des intérêts collatéraux de la mise à la portée de tous des applications d’IA génératives (type ChatGPT) est de nous servir de révélateur. Les productions de ces intelligences artificielles mettent en lumière ce que nos propres productions humaines peuvent elles-mêmes avoir d’“artificiel”. Les productions de l’IA, comme le ferait une caricature, soulignent ce que notre réflexion peut parfois avoir d’automatisé, de mécanique ou de convenu.
Les productions de l’IA, comme le ferait une caricature, soulignent ce que notre réflexion peut parfois avoir d’automatisé, de mécanique ou de convenu.
Alors comment ne pas penser comme une IA? Une réponse s’impose. En nous montrant plus intelligents qu’elle, cela semble évident, non? Mais est-ce si sûr? Cette réponse n’a-t-elle pas quelque chose d’artificiel, justement? N’est-ce pas celle que proposerait une IA? Car à y regarder de plus près, le progrès humain n’est pas un processus linéaire fait d’un continuum de décisions intelligentes, une course de relais dans le temps où les génies se passent le témoin de siècle en siècle. Combien de succès, de découvertes ou d’innovations dans notre histoire doivent, au contraire, leur naissance à des accidents, des concours de circonstance, des inadvertances, maladresses, erreurs, négligences ou même par pure bêtise? C’est-à-dire durant le sommeil de notre intelligence.
Ainsi naquirent le caoutchouc, l’infrarouge, l’insuline, l’acier inoxydable, le stimulateur cardiaque, le traitement des cancers par laser, mais aussi les corn-flakes, le vin de voile, le Nutella, le champagne, le Viagra… (la liste est interminable), sans compter le nombre incalculable de chefs-d’œuvre artistiques ou de hits culturels. Derrière les avancées les plus probantes, que ce soit à l’échelle de la société, d’une entreprise ou même de nos vies personnelles, il y a presque toujours une sieste de l’intelligence.
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Ce miracle humain porte un nom: la sérendipité. Ce moment où l’intelligence s’absente et où nous sommes alors aptes, libérés du garde-fou de la cérébralité et de la censure exercée par notre rationalité, à accueillir quelque chose de véritablement différent et neuf. Mettre l’intelligence en mode avion, c’est ce qui nous permet aussi de nous poser les “questions bêtes”, celles dont la naïveté même ouvre la voie à la sérendipité. Socrate et Columbo, grands sérendipiteurs devant l’Eternel, étaient des virtuoses du mode avion de l’intelligence.
Et mère de toutes les sérendipités, il y a le cri primal: “Eurêka!”. Qu’il soit poussé par Archimède dans son bain ou l’effet d’une illumination intérieure, il est le signe que l’on a rétabli la 5G de l’intelligence pour découvrir que quelque chose de génial s’est produit en son absence. A notre connaissance, aucune IA n’a encore poussé ce cri à ce jour.
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