Bruno Colmant
Machines rentables, sociétés équitables : la taxation de l’intelligence artificielle ?
Au-delà de ChatGPT, on ne peut plus escamoter l’envergure des changements gigantesques de la numérisation, de l’automatisation, des biotechnologies, de la robotisation et de l’intelligence artificielle qui laissent présumer l’entrée de l’humanité dans la quatrième révolution industrielle.
Cette dernière sera animée par de grandes entreprises technologiques qui entretiennent des situations monopolistiques ou oligopolistiques. Ces entreprises sont fondées sur une forte intensité capitalistique (capital intensive) au détriment de l’intensité du facteur de production travail (labour intensive). Elles entretiennent le phénomène de déterritorialisation du travail.
La peur du progrès n’est pas nouvelle. Dès le IIIe siècle, l’empereur romain Dioclétien (244-311) avait interdit l’utilisation d’un nouvel outil permettant de soulever des colonnes afin de ne pas retirer de travail à son peuple. Pareillement, au début du XIXe siècle, les canuts et les luddites détruisirent des métiers à tisser, tant en France qu’au Royaume-Uni, par crainte de voir l’artisanat menacé.
Mais cette quatrième révolution industrielle s’opère dans le cadre de l’économie mondialisée et globalisée. Libérées de tout cloisonnement, les chaînes de production franchissent désormais les frontières en quête des localisations les plus rentables. Ce dumping social exacerbe les inégalités sociales et politiques qui fragmentent la planète. L’économiste américain Richard Baldwin synthétise ainsi très justement la situation : « Technology made it possible, wage differences made it profitable. »
De surcroît, les postes de travail impliquant une certaine répétition d’actions (par exemple les emplois de trieurs, agriculteurs, dactylographes, services postaux, centres d’appel, etc.) peuvent être partiellement remplacés par la robotique et la technologie. Cet effet de substitution est aujourd’hui moins présent dans le cadre des emplois hautement qualifiés, trop complexes pour être automatisés, mais également dans celui de certains emplois peu qualifiés, peu répétitifs et nécessitant d’être réalisés au niveau local. Pourtant, ces métiers seront bouleversés. Certains imaginent que les métiers de création, d’intuition et d’expérience seront préservés, mais c’est l’inverse qui se produira.
Tout ceci soulève un problème social majeur, même si certains rappellent que les pays dont les industries sont les plus robotisées (Allemagne, Japon, Corée du Sud) connaissent de très faibles taux de chômage. Je pense que ce contexte de robotisation risque d’intensifier l’exaspération sociale.
Malgré les réticences, les critiques les plus virulentes admettent que les progrès entraînent la création de nouveaux types d’emplois, ce qui, à son tour, crée une demande pour de nouveaux biens et services et réduit le chômage. Cet effet de compensation explique pourquoi, dans le passé, on parlait généralement de « lump of labour fallacy » (le sophisme de l’emploi en quantité fixe). Pour autant, l’effet de compensation est de plus en plus remis en question dans le cadre du déploiement de l’intelligence artificielle.
En vérité, le problème sera le partage des gains de productivité. En effet, l’intelligence artificielle est en train de redessiner le paysage de la productivité en entreprise. À mesure que les technologies de l’intelligence artificielle deviennent plus sophistiquées, leur application à divers processus de travail entraîne une augmentation de la productivité et de l’efficacité. Cette tendance suscite également une préoccupation croissante selon laquelle l’intelligence artificielle pourrait absorber une partie des gains de productivité aux dépens des travailleurs. L’intelligence artificielle permet aux entreprises de réaliser des gains de productivité significatifs. Cependant, les bénéfices économiques qui en résultent ne sont pas toujours redistribués aux travailleurs, ils sont plutôt réinvestis dans l’entreprise ou distribués aux actionnaires.
C’est pour cette raison qu’un jour, il faudra poser la question de la contribution des machines, c’est-à-dire du capital, au financement de la sécurité sociale. Ce débat n’est bien sûr pas mûr. Mais il viendra.
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